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parti occupe le pouvoir depuis une douzaine d’années, il y a des chances pour qu’il ait à peu près épuisé son programme de réformes. Enfin, les socialistes vont harceler sans cesse le gouvernement, et on peut juger par l’attitude qu’ils ont chez nous de celle qu’ils prendront en Belgique. Au surplus, le parti catholique, comme tous les grands partis, comprend des élémens très divers : il y a chez lui des violens et des modérés, il y a des ultras et des politiques. Ces derniers ne se font pas illusion sur les difficultés de leur tâche, et plus d’un sans doute regrette au fond de l’âme l’écrasement des libéraux, surtout lorsqu’il voit comment et par qui ils ont été remplacés. Entre les hommes de gouvernement, à quelque opinion qu’ils appartiennent, l’entente reste toujours possible, et les circonstances la rendent même quelquefois nécessaire. Le socialisme ne menace pas moins les conservateurs que les libéraux, puisqu’il menace l’ordre social lui-même. L’union contre lui est naturelle et légitime. Il y a d’ailleurs moins loin entre tel conservateur et tel libéral, — nous ne voulons pas citer de noms, — qu’entre tel conservateur et tel autre conservateur, ou entre tel libéral et tel progressiste. La nature des choses et la force des situations agiront sur les hommes pour amener des rapprochemens qui, hier encore, étaient impossibles, qui le sont même aujourd’hui, mais qui le seront moins demain. La première application du suffrage universel en Belgique a produit d’un seul coup trop de changemens pour que la constitution des partis ne s’en ressente pas à son tour.

Elle se modifie partout, même en Angleterre, où les vieilles dénominations n’ont plus le même sens qu’autrefois. Deux causes très actives, l’une locale et l’autre générale, ont précipité cette évolution. La première est le home-rule, la seconde est l’extension du droit de suffrage, et le développement de l’esprit démocratique. Et là aussi, c’est le parti libéral qui a été le plus fortement éprouvé. Il l’a été numériquement, puisque plusieurs de ses membres, sous la conduite de M. Chamberlain et de M. Goschen, ont fait avec l’ennemi de la veille un pacte provisoire qui semble devoir se prolonger longtemps. Politiquement il l’a été davantage encore, sous l’impulsion, d’abord de M. Gladstone et aujourd’hui de lord Rosebery. Qui reconnaîtrait, dans le discours que ce dernier vient de prononcer à Bradford, l’esprit des whigs de la vieille école ? Ils en seraient eux-mêmes épouvantés. La personnalité politique de lord Rosebery se dégage de plus en plus : ce n’est pas un libéral, c’est un radical, et il entraîne son parti dans des voies toutes nouvelles. Les libéraux avaient déjà fait beaucoup de chemin avec M. Gladstone ; ils en ont fait plus encore en quelques mois avec son successeur. Partout ailleurs, le parti radical a du moins conservé des limites qui le séparent du socialisme : en Angleterre, il les a franchies sur plus d’un point avec une hardiesse qui a émerveillé chez nous