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Inversement supposez qu’on propose à la quatrième page d’un journal cette énigme :


On sème
A ras de terre, autour d’un petit vieux serpent
Qui se tortille avec des bras verts en grimpant,
On sème, écoutez bien, quoi ? De la sueur d’homme…
Le petit vieux serpent tortillant ses bras verts,
Il lui pousse partout des mains aux doigts couverts
D’ampoules noires qui sont pleines d’une eau claire…

Ceux-là seuls qui s’amusent à deviner les charades et les mots en losange goûteront cette poésie de logogriphe. C’est du lyrisme à l’usage de l’Œdipe du café du Commerce. — Ailleurs, quand le prince décrit le trouble qui l’emplit :


Comme si tout en moi dans le même moment
L’horizon s’avançant cependant qu’il recule,
Une aurore naissait au fond d’un crépuscule,

nous avouons ne pas comprendre, et ne rien distinguer dans cette obscurité plus que crépusculaire. Ce n’est pas que M. Richepin ne se résigne parfois à être banal, comme dans tel couplet sur le chant du rossignol et dans tout le duo d’amour du troisième acte. Et quand enfin nous lisons des vers tels que ceux-ci :


Oui, depuis le matin qu’on court dans la forêt,
On a faim. Je me sens un appétit d’ogret,

cet « ogret » sorti tout exprès des taillis pour rimer avec « forêt » nous aurait tout l’air de ressembler à une cheville, si nous ne savions par ailleurs que M. Richepin est un versificateur sans reproche.

M. Richepin, que nous avons eu plus d’une occasion d’applaudir au théâtre, avait sans doute le droit de se tromper. Il saura réparer son échec. Il nous semble cependant que son cas est assez instructif et que de sa pièce une leçon se dégage à laquelle apparemment il n’avait pas songé : c’est que les plus habiles ont tort de se fier uniquement à leur habileté, et c’est qu’en littérature le triomphe du métier aboutit à la déroute de l’art.

L’interprétation de Vers la joie ! contribue pour une forte part à nous donner l’impression d’une œuvre sans cohésion et sans unité, chacun des acteurs ayant tiré de son côté et prodigué ses effets coutumiers. M. Got prête au personnage de Bibus sa carrure triviale et la lenteur puissante de son jeu. M. Le Bargy, dans les passages à effet, prend l’habitude de chanter les vers au lieu de les réciter et change les tirades en cantilènes. MM. Coquelin cadet et Leloir jouent franchement en acteurs de farce. Mme Baretta a des grâces exquises d’opéra-comique.