Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

(j’entends les idées musicales) soient trop courtes et trop pressées, qu’elles passent trop vite, ou que cet acte entier soit fait de détails. C’est qu’il déborde de vie, et si, comme on l’a dit, il n’y a de science que du général, il n’y a de vie, surtout dans Shakspeare, que du détail et du particulier.

Après Iago, après Othello, dans la musique de Verdi qui ne reconnaîtra Desdémone ? Son rôle comme son âme a peu de mouvement et peu de passion. C’est une suite de formes sonores également suaves, le plus souvent simples et lentes. Calme dans le bien ainsi que Iago dans le mal, Desdémone diffère de Iago par la lumière et d’Othello par la douceur. À elle moins qu’à toute autre convenaient les chants ornés, brillans, et les vocalises de Rossini. Il lui fallait cette voix unie, blanche d’innocence et de pureté. Il lui fallait ces phrases toujours limpides, au fond desquelles on voit son âme. Oh ! la belle cantilène dans le duo du troisième acte, où le flot mélodique s’étale avec tant d’ampleur et de transparence ; où l’épanouissement d’une modulation, la succession de deux accords suffit à lever tous les voiles et à découvrir en ce cœur de femme des abîmes de pureté ! « Vois, dit-elle, vois les premières larmes qui tombent de mes yeux ! » La phrase parlée finirait ainsi. Plus logique et plus finement vraie, la phrase musicale reprend : « les premières larmes ! » et s’achève sur cette reprise : le détail significatif et touchant n’est point ici que Desdémone pleure, mais qu’elle pleure pour la première fois. Et dans l’analyse de cette âme charmante, voici que la musique pénètre encore plus avant. Seule d’abord à pleurer, Desdémone pardonnait ou ne se plaignait que tout bas. Mais voyant pleurer Othello, elle s’épouvante ; c’est en désespoir que se change la douceur de son reproche, et devant le mal qu’elle fait innocemment souffrir, elle trouve le cri que ne lui put arracher le mal qu’elle a souffert.

Partout ainsi, fut-ce dans les morceaux les plus largement traités, sous les plus vigoureux coups de brosse, on découvre des touches exquises. Elles témoignent d’un art infiniment attentif et sensible à l’infinie variété du cœur humain. Jadis il en était autrement. Une passion en musique ne prenait guère qu’une attitude, une seule, et la gardait. L’âme était massive. Le musicien peignait comme font les enfans : par teintes monochromes, sans modelé, sans ombres. Dans l’Othello de Rossini, par exemple, ne parlons pas d’Othello lui-même : il n’existe pas en tant que personnage, et n’est qu’un ténor de bravoure. Mais Desdémone ! Un instant du moins, au commencement du dernier acte, elle existe, elle a la vie. Ces quelques minutes d’être, elle les doit à la romance du Saule, qui est une chose triste et une chose belle. Mais que cet être encore est incomplet, comme cette tristesse est sommaire, et qu’il entre de convention dans cette beauté ! Le prélude