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plus varié, plus pittoresque et plus instructif qu’aux bords du Rhône. Les châteaux, les cathédrales, dont je parlais plus haut, font au fleuve une ceinture ininterrompue. Il séparait le patrimoine de France du royaume d’Arles, passé à l’Empire ; le langage des bateliers en témoigne encore : Terre de France, terre d’Empire, selon qu’ils veulent désigner l’une ou l’autre rive. Avant la cour du roi René, dans Tarascon, Avignon fut avec ses papes le centre de la vie féodale pour cette région. Froissart estimait que le palais d’Avignon était « la plus forte et l’a plus belle maison de France. » S’il faut en croire Pétrarque et les chroniqueurs, la cité pontificale ne le cédait en rien à ses aînées gallo-romaines, elle les surpassait même, pour la magnificence et la licence des mœurs. Mais allez donc demander de l’austérité à cette perle de beauté, à cette chrétienne d’aventure, plus semblable à une moresque emprisonnée dans ses jardins ! Le Rhône vit alors de merveilleux cortèges : entre autres celui de la reine Jeanne de Naples, remontant le fleuve en galant équipage, pour venir plaider devant Clément VI une affaire qu’elle avait. Son cousin et favori, Louis de Tarente, l’avait débarrassée d’André de Hongrie, un époux dont elle était lasse. Huit cardinaux la reçurent au port sous un dais de drap d’or ; elle plaida éloquemment sa cause en latin fleuri, devant tout le Sacré-Collège, céda ses droits sur la ville pour 80 000 florins, et repartit avec une absolution en bonne et due forme.

Du premier regard, on saisit sur le Rhône le caractère essentiel qui différencie le moyen âge de la civilisation romaine ; celle-ci administrative, unitaire, réunissant les peuples par la facilité des communications, ayant au suprême degré le sens de la centralisation ; le moyen âge, au contraire, local, fiscal, oppressif, rompant les routes, élevant des barrières. Autant de donjons penchés sur le fleuve, autant d’entraves, de péages, de chaînes. La grande voie commerciale, « chemin du pain », est coupée, le trafic rendu difficile, sinon impossible, le lien des populations brisé en mille morceaux. Pourtant, la viabilité du Rhône fit un progrès à cette époque. Les Romains étaient médiocres constructeurs de ponts, ils se servaient de chaînes de bateaux. Le moyen âge vit naître dans la vallée provençale la belle confrérie des Frères pontifes. Leur patron, saint Bénezet, était un petit pâtre du diocèse de Viviers, quand il reçut de Dieu l’ordre d’aller bâtir un pont sur le grand fleuve, en Avignon. L’enfant vint déclarer sa mission au pape ; on rit de lui, il donna des signes de son élection en portant au chantier des moellons que nul ne pouvait mouvoir ; et il réunit les deux rives par ces arches élégantes, dont