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une autorité exercée avec tant de grâce que tout le monde se plaisait à y rendre hommage. Pour lui, comme pour Bernis (dont il restait l’ami après avoir été le protecteur), le choix que Mme de Pompadour avait dicté au roi était approuvé, et la faveur, cette fois encore, par une exception toujours rare, paraissait bien placée. On espérait beaucoup de l’ambassade de Nivernais, que d’Argenson lui-même appelle le bon faiseur. L’événement, on va le voir, ne devait pas justifier cette attente, et, dans les conditions données, peut-être n’était-il pas raisonnable de la concevoir ; mais, de plus, il faut bien reconnaître que pas plus dans cette occasion que dans aucune des phases de la carrière de ce noble personnage, l’histoire n’a pleinement confirmé le jugement des contemporains. Si de très bons esprits se sont appliqués, dans ces derniers temps à la faire revenir sur cette appréciation, je ne crois pas qu’ils y réussissent. Plus on connaîtra l’homme et plus on sera porté à penser que ni comme talent, ni comme caractère, ni comme politique, ni comme auteur d’œuvres littéraires, il n’a jamais dépassé ce qu’Horace Walpole appelait (en parlant de lui), par une expression piquante, le sommet du médiocre. Sainte-Beuve a cru tempérer ce que ce mot avait d’un peu dur en disant qu’il fut au moins l’homme comme il faut par excellence. C’est bien la définition qui lui convient et qui le juge en le caractérisant. Mais l’éloge ne serait suffisant que si la distance était moins grande de l’homme comme il faut à l’homme d’État et même à l’homme de bien, c’est-à-dire si des agrémens d’esprit tenaient lieu de capacité réelle, si le savoir-vivre pouvait combler les défaillances de la nature morale, enfin si cette expression, dont l’acception est élastique, n’était pas plus souvent attribuée à l’apparence qu’à la réalité du mérite. C’était le cas surtout à ce tournant du XVIIIe siècle, dans cette société vieillie, vivant de conventions, où, rien n’étant plus sérieux ni sincère, pas plus les sentimens que les idées, tout était de surface et manquait de fond. Nivernais était en accord parfait avec ce milieu frivole, ce qui explique qu’il en ait été l’idole et qu’il en soit resté le type achevé. Les correspondances qui nous ont révélé l’intérieur de sa vie privée nous ont fait voir dans ses relations avec les siens comme ami, comme père, comme époux, plus d’aménité gracieuse que d’affection véritable, le respect délicat des convenances couvrant l’oubli de graves devoirs, et, sous des protestations de tendresse, un accent qui perce souvent de légèreté égoïste. C’est ce même fond de légèreté qui l’a aidé à traverser les graves épreuves de la fin du siècle, sans changer aucune de ses habitudes d’esprit, et a permis au citoyen Mazarin, dans les prisons de la Terreur, de sourire et même de rimer et de chanter encore tout comme le duc de