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d’abord étourdi par ces clameurs, commence à se douter de l’équivoque qui règne entre ses idéales promesses et les grossiers appétits de la foule. Cette équivoque, il se hâte de la dissiper.

BRAND. — Combien durera la lutte ? Elle durera jusqu’à votre dernier jour, jusqu’au sacrifice suprême, jusqu’à ce que vous soyez libres de compromis, maîtres de votre volonté entière… Quelles seront les pertes ? Tous vos dieux… toutes les chaînes qui vous rivent à la terre, tous les somnifères qui vous endorment. Ce que rapportera la victoire ? Une volonté pure, une foi élevée, et cet esprit de sacrifice qui fait qu’on donne tout avec joie, tout jusqu’à la vie, enfin une couronne d’épines sur chaque front : voilà votre gain !

Maintenant la lumière est faite. Nous voyons se dessiner clairement la cause qui fera à jamais avorter les entreprises pareilles à celle de Brand : elles supposent l’impossible, toute une génération qui, sciemment et volontairement, accepterait de se sacrifier « au profit d’une race à venir ». Quiconque a osé le proposer a été lapidé par les siens.

Déjà des cris s’élèvent : « Tuez-le ! » Le moment paraît propice à l’autorité pour ressaisir son pouvoir ; et elle se montre aussitôt, ne demandant qu’à l’amener les égarés par la mansuétude et le pardon. Au doyen d’abord : n’est-ce pas là son rôle ? Il accourt : « O mes enfans, ô mes brebis ! s’écrie-t-il, arrêtez-vous, reprenez votre travail quotidien. Que feriez-vous, faible troupeau, là-haut, entre l’ours et le loup, là-haut, entre l’aigle et le vautour ? »

Le mouvement se ralentit, mais ne s’arrête pas encore. C’est alors que le bailli apparaît. Il connaît la foule : ce n’est pas à sa raison qu’il s’adresse, c’est à son imagination et à ses appétits. « Arrêtez-vous ! s’écrie-t-il, un banc monstre de poissons, chose qui ne s’était jamais vue, vient d’entrer dans le fiord, vous demandiez un miracle : en voici un. Retournez en arrière, prenez et rassasiez-vous ! » Peu importe que ce soit là un nouveau mensonge : le bailli a produit son effet. A peine a-t-il parlé, que le peuple se retourne et le suit, non sans avoir chassé Brand, sur lequel pleuvent tout à coup les pierres et les invectives. « Le misérable, qui a repoussé sa vieille mère mourante, tué sa femme et son enfant ! Misérable qui nous a séduits par des promesses mensongères ! »

Hué, meurtri, Brand gagne la lande sauvage. Le doyen et le bailli accordent au peuple un pardon avec la promesse d’une commission d’enquête pour examiner les imperfections dont il peut avoir à se plaindre. Et, tout en cheminant vers le fiord, le fonctionnaire explique au prélat que le banc de poissons estime pure