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qui arrive triomphant, vêtu de son plus bel uniforme, et à qui il essaie en vain d’expliquer quelle sorte de grandeur manque à cet édifice. Avec colère, il lui tourne le dos, avec colère il interrompt le représentant de l’église, le doyen, qui l’aborde ensuite, et qui, dans des discours redondans ou patelins, cherche à lui démontrer qu’il a fait fausse route dans l’exercice de son ministère. Il s’est mépris sur les intentions de l’Etat égalitaire qui les salarie pour façonner toutes les âmes sur un modèle uniforme et faire de l’Eglise « un bonnet qui puisse coiffer toutes les têtes ». Au lieu de cela, Brand s’est appliqué à créer autour de lui des personnalités, quitte à faire le malheur des particuliers eux-mêmes. Car « lorsque Dieu veut frapper un être dans le combat de la vie, il commence par en faire une individualité. » — « C’est cela, s’écrie Brand, l’aigle au ruisseau, et que les bandes d’oies planent au-dessus des monts ! »

Resté seul, Brand demeure un instant muet, immobile. Mieux que jamais il sent maintenant ce qu’il perdrait en perdant son indépendance. Une vigoureuse réaction se produit en lui. « Désormais, s’écrie-t-il, tous les liens sont rompus, et je lève mon propre étendard, même si personne ne me suit ! »

En vain le bailli l’appelle : « Venez, mon cher pasteur, le peuple vous réclame, s’impatiente et frémit. Venez, donnez le signal de la fête ! » Brand se croise les bras. Il ne fera pas un seul pas vers la foule. Alors, le peuple exaspéré se précipite vers lui, brisant toutes les barrières, poussant prêtres et fonctionnaires jusqu’au bord du fossé, écrasant à demi le doyen, sourd à la voix du bailli. « L’église, l’église ! qu’on leur ouvre l’église ! »

Le prêtre les arrête d’un geste. « Un courant a enfin traversé cette foule. » Il le sent ; il la voit en état de comprendre ses paroles. Et Brand se décide à parler. Tout ce qu’il a à dire, il le dira au peuple. « Hommes, commence-t-il, vous êtes au croisement des routes. Avec votre volonté entière, vous devez appeler des temps nouveaux et l’anéantissement de toutes les constructions vermoulues, afin que la grande église ait enfin la place qui lui revient… j’étais fou en glissant sur la pente des compromis. Mais aujourd’hui le Seigneur a parlé. La trompette du jugement vient de retentir au-dessus de ce temple. J’écoutais, frissonnant d’anxiété, écrasé comme David devant Nathan, frappé d’épouvante, balayé par un vent de terreur. Désormais, plus de doute ! Peuple, l’Esprit de compromis, voilà Satan ! »

Ces paroles ont entraîné la foule. « Arrière, crie-t-elle, arrière ceux qui nous ont aveuglés ! à bas ceux qui nous ont pris notre moelle ! »