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s’agenouille devant la commode, ouvre un tiroir et en retire quelques objets. Au même instant, Brand entr’ouvre la porte et veut lui parler, mais, voyant ce qu’elle fait, il se ravise et la regarde immobile, sans qu’Agnès le remarque.

BRAND (bas). — Toujours elle plane et vole autour de ce tombeau, toujours elle joue au cimetière.
AGNES. — Voici le voile et le manteau de baptême. La robe est dans ce petit paquet. (Elle déploie les objets et les tient devant elle.) Mon Dieu ! qu’il était frais et gentil ! Quel ravissant bébé c’était, assis dans sa chaise, à l’église. Voici l’écharpe, et voici la casaque qu’on lui a mise à sa première sortie. Elle était trop longue alors, mais bientôt elle devint trop courte. Je la mets là, de côté. Les gants chauds, les bas… quelles petites jambes il avait !… et la capote de soie qui devait le garantir contre l’hiver… il ne l’a jamais portée, elle est toute neuve et pimpante. Oh ! voici le manteau de voyage chaud et léger, où il fut emmitouflé doucement. Quand je l’ai remis dans ce tiroir, j’étais fatiguée à mourir.
BRAND (se tordant les mains de douleur). — Épargne-moi, mon Dieu ! Je ne puis détruire ce dernier sanctuaire de l’idole. Envoie quelqu’un d’autre à ma place !

On entend des coups violens frappés à la porte d’entrée. Agnès se retourne en poussant un cri, et aperçoit Brand. Au même instant, une femme en haillons, portant un enfant dans ses bras, se précipite par (la porte, qu’elle a vivement ouverte. Son regard avide se dirige aussitôt vers les habits de l’enfant. « Partage avec moi, mère riche ! » crie-t-elle d’une voix âpre dont Brand, saisi, croit reconnaître le timbre. Il regarde la bohémienne ; plus de doute : c’est la mère de Gerd, qui lui ressemble trait pour trait. Le prêtre pressent un nouveau malheur. Que veulent ces êtres déguenillés, qui semblent une accusation vivante ? L’expiation n’est-elle pas complète ? Le ciel demande-t-il à Agnès une plus entière soumission ? En ce cas, il faut qu’elle donne encore, qu’elle donne tout : le salut de son âme est à ce prix. « Que demandes-tu ? » dit Brand en s’approchant de la femme.

LA FEMME. — Ce n’est pas ton aide, prêtre ! Mieux vaut le froid et la bise que tes sermons sur nos péchés… Est-ce ma faute, de par Satan, si je suis devenue telle que me voici ?
AGNES. — Repose-toi ! Chauffe-toi si tu as froid ! Et si l’enfant a faim, il sera rassasié.

La bohémienne ne veut pas s’attarder à ce foyer qui lui répugne. Elle est traquée, comme tous les siens. Dans un instant, elle doit regagner l’air libre et la nuit glacée, où elle se sent