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AGNES (souriant). — Je ne dois pas oublier les soins du ménage, ce soir moins que jamais. Tu te souviens qu’aux derniers Noëls tu me reprochais ma dissipation ? Partout des bougies allumées, de la verdure, des ornemens, des jouets à l’arbre de Noël, et des chants ; et des rires. Écoute : cette année les bougies brûleront de nouveau. Il faut faire honneur à la fête. Si Dieu regarde notre maison, il verra sa fille punie et son fils flagellé supportant cette peine avec humilité, en enfans qui savent qu’on ne se détourne pas d’un père courroucé, qu’on ne rejette pas, par dépit, les joies qu’il nous donne. Aperçois-tu une trace de larmes sur mes joues ?
BRAND (la serrant dans ses bras, puis l’écartant aussitôt.) — Allume les lumières, enfant : n’est-ce pas ta mission ?
AGNES (avec un sourire triste). — Va, construis ta grande église. Oh ! mais qu’elle soit prête avant le printemps ! (Elle sort.)
BRAND (seul). — Seigneur, tu vois que c’est la force et non la volonté qui lui manque. Épargne-la ! Fais peser sur moi tout le fardeau !


Mais voici de nouveau le bailli, voici le monde, voici la lutte, d’autant plus dangereuse que le fonctionnaire, s’avouant vaincu depuis que Brand dispose de la majorité, lui offre son alliance : il l’aidera à construire sa grande église. Ce n’est pas pour cela qu’il était venu, bien au contraire. Il avait lui-même une construction en vue, qu’il n’eût pu mener à bonne fin sans le concours du prêtre : celle d’un édifice communal, à. la fois école et maison d’arrêt, auquel on aurait ajouté une salle de réunions publiques, et qui serait devenue, de la sorte, une véritable image de l’Etat libéral. Mais ce projet exigeait des fonds qu’on aurait dû demander aux administrés. Brand, au contraire, bâtira l’église à ses frais. Il n’y a pas à hésiter, c’est trop de deux projets à la fois, et le bailli s’associe à celui de Brand, espérant reconquérir ainsi la popularité qui l’a fui. Il écrira, agira, s’occupera de l’affaire et fera, avant tout, « démolir cette pourriture. » En disant cela, il indique la vieille église, qu’il qualifiait un instant auparavant de « glorieux monument des traditions nationales. »

Maintenant, il doit vaquer aux occupations courantes. Il s’agit, avant tout, d’une chasse aux bohémiens qui infectent le pays. Et à propos de bohémiens, le bailli remarque en riant que la petite Gerd tient au prêtre de plus près qu’il ne le croit. En effet, elle est fille de l’ancien fiancé de la mère de Brand. Cet homme est allé, par dépit, épouser une fille de bohème, et il est mort en laissant toute une progéniture de vagabonds.

Cette révélation a jeté Brand dans un trouble inexprimable. Gerd serait-elle l’expiation, elle dont les propos lui ont révélé la