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BRAND (la regardant fixement). — Où allons-nous ? (Indiquant la grille, puis la maison.) Ici ? ou là ?
AGNES (reculant épouvantée). — Brand ! Ton enfant ! Ton enfant !
BRAND (la suivant). — Réponds ! Étais-je prêtre avant d’être père ?
AGNES (reculant encore). — Quand Dieu lui-même m’interrogerait, je ne répondrais pas.
BRAND (la suivant). — Il le faut, tu es mère : à toi le dernier mot.
AGNES. — Je suis épouse. Commande, si tu l’oses : je m’inclinerai, j’obéirai.
BRAND (cherchant à lui saisir le bras). — Choisis ! Ote-moi ce calice !
AGNES (reculant jusque derrière l’arbre). — Il faudrait que je ne fusse pas mère !
BRAND. — Je lis un arrêt dans ces mots.
AGNES (avec force). — Demande-toi si tu as le choix.
BRAND. — L’arrêt est encore plus clair.
AGNES. — Te crois-tu fermement appelé parle Seigneur ?
BRAND. — Oui ! (Lui saisissant le bras avec violence.) Et maintenant prononce la parole de vie ou de mort !
AGNES. — Suis le chemin que ton Dieu t’indique. (Un silence.)
BRAND. — Allons ! il est temps maintenant.
AGNES (d’une voix éteinte). — Où allons-nous ? (Brand ne répond pas.)
AGNES (indiquant la grille). — Là ?
BRAND (indiquant la maison). — Non ! là !
AGNES (levant son enfant à bras tendus). — Dieu ! la victime que tu oses exiger, je la lève vers ton ciel ! Guide-moi à travers les affres de la vie ! (Elle rentre à la maison.)


IV

Quelques mois se sont écoulés. Voici la veillée de Noël. Dans la première chambre du presbytère Agnès en deuil se tient debout devant une fenêtre, l’œil plongé dans les ténèbres. Elle est seule. Elle attend Brand. Corps et âme à sa mission, le prêtre étourdit par une activité fébrile le mal cuisant qui le ronge depuis la mort de son enfant. Sans trêve, sans repos, il parcourt la campagne désolée, affrontant l’hiver, brisant la résistance des âmes et, avant tout, étouffant la révolte de son propre cœur.

Ce pouvoir n’est pas donné à Agnès. Telle est sa prostration qu’elle ne distingue plus le but idéal vers lequel elle marchait. Si son esprit s’exalte parfois, ce n’est que pour évoquer l’image du petit Alf, pour lui prêter une vie de fantôme. Elle ne songe plus guère à la mission de Brand. Mais l’homme par qui elle souffre