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« Je veux. » C’est la première fois qu’elle parle ainsi, et ce sera la dernière. A peine sa volonté s’est-elle manifestée que le ciel lui-même intervient et la brise. Devant Agnès, Gerd apparaît. L’enfant folle a l’intuition de la vérité, qu’elle exprime d’une façon désordonnée, en bizarres images, telle qu’elle se présente à son esprit malade. Mais cela même donne à ses paroles une force que ne peut avoir aucun argument du monde. Elle accourt devant la porte du jardin, et, battant des mains avec une joie qui a quelque chose de démoniaque, raconte la vision évoquée dans son cerveau par quelques propos qu’elle aura entendus touchant le départ de Brand. Elle a vu, dit-elle, le prêtre s’en aller sur l’aile du vautour… Elle a vu tous les vilains petits gnomes que le prêtre avait ensevelis secouer les mottes de terre qui les couvraient et fourmiller sur le grand chemin… Tout cela revit maintenant que le prêtre est parti, et Il est là, celui dont elle ne prononce pas le nom, il est là qui ricane assis au bord de la route et inscrit dans son livre toutes les âmes qui passent… C’est que l’Eglise d’en bas est fermée, scellée.

GERD. — Elle a fait son temps, la vilaine ! Maintenant, honneur à la mienne ! Il y a là un prêtre grand et fort dont la robe sacerdotale est faite de glace tissée par l’hiver. Veux-tu le voir ? viens avec moi. L’église d’ici est vide, te dis-je. Et mon prêtre a des paroles qui font trembler la terre.
BRAND. — Ame brisée, qui t’a envoyée pour m’entrainer vers l’idole que tu chantes ?

À ce mot d’idole, un éclair brille dans les yeux de Gerd ; franchissant l’entrée du jardin, elle court jusqu’à la jeune femme, et, la montrant du doigt : « La voici, l’idole ! » dit-elle d’une voix stridente.

AGNES (à Brand). — As-tu des prières, des larmes ? L’épouvante a séché les miennes.
BRAND. — Agnès, ma femme, malheur à nous ! Cette fille, c’est le ciel qui l’envoie.

Et tandis que Gerd, sautant par-dessus la grille, s’élance de nouveau vers son fiæll, Agnès reste là, terrifiée, anéantie, sans pouvoir faire un pas en avant. Il semblerait que l’instinct, le désir de vivre, la volonté de sauver son enfant, se fussent évanouis en elle. Elle ne voit plus qu’une chose : la mission, la terrible mission, implacable comme le destin. Un moment après, pourtant, elle essaie encore de résister :

AGNES (d’une voix étouffée). — Allons, il est temps maintenant.