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pas à tout le monde aussi dénuée de dangers que nous l’avions cru. Un conflit avec l’Angleterre serait en lui-même un événement si redoutable pour les deux pays, et si contraire à l’intérêt général de la civilisation, que personne en France ne l’avait encore envisagé comme possible. Il y a, entre les deux gouvernemens, un certain nombre de questions pendantes, mais aucune ne semble susceptible de provoquer un pareil dénouement, et il faudrait que nos diplomates respectifs fussent bien maladroits pour en venir là. Évidemment, ni lord Rosebery et M. Dupuy, ni lord Kimberley et M. Hanotaux, n’ont jamais rêvé rien de pareil, et comme l’Angleterre est représentée chez nous par lord Dufferin et que nous le sommes chez elle par M. le baron de Courcel, après l’avoir été non moins dignement par M. Decrais, on ne voit, du côté des personnes comme du côté des choses, que des motifs de se rassurer. La nomination toute récente de M. de Courcel à l’ambassade de la République à Londres est une preuve nouvelle des bonnes intentions de notre gouvernement, et c’est bien ainsi qu’elle a été appréciée : ce choix fait grand honneur à M. Hanotaux. Plus on cherche les motifs qui auraient pu amener un conflit, et moins on les trouve. Il n’en est pas moins vrai que pour beaucoup de monde en Angleterre, et même ailleurs, il y a eu un moment d’angoisse, et cela prouve avec quelle délicatesse attentive on doit veiller sur les relations de deux grands pays. Peu de chose suffit parfois, sinon pour les troubler, au moins pour y jeter l’alarme.

Dans le cas actuel, le mal vient surtout du ton que depuis quelque temps les journaux, — non pas tous, mais un trop grand nombre, — ont affecté d’employer des deux côtés de la Manche. Ce ton n’était rien moins qu’amical, et parfois même il a pu paraître agressif ; mais ce sont là des entraînemens de la plume, qui ne correspondent pas toujours à un sentiment réfléchi. Le malheur est qu’ils agissent sur l’opinion et qu’ils l’égarent. Nombre de gens en Angleterre croient sincèrement que la France est prête à se porter aux dernières extrémités, et il en est de même de nombre de gens en France à l’égard de l’Angleterre. Il en est résulté peu à peu un état d’esprit réciproque que l’on ne constate pas sans étonnement lorsqu’on se met à l’envisager de sang-froid. Tout est bien qui finit bien. Cette fausse alerte a eu un bon résultat : elle a amené les journaux des deux pays à faire leur examen de conscience, un peu même celui des autres, mais enfin à s’expliquer, et cette explication a été satisfaisante. On a reconnu qu’on ne se voulait mutuellement aucun mal. Qu’une entente soit possible sur les questions pendantes, personne n’en a jamais douté : peut-être suffit-il de s’y engager avec confiance et loyauté. L’a-t-on fait suffisamment jusqu’ici ? Nous n’oserions pas en répondre, et peut-être, pour le faire, faudra-t-il changer de vieilles habitudes. Il y a quelques semaines, au moment de la clôture du Parlement britannique, on a mis dans la bouche de la Reine un discours dont le ton a paru légèrement comminatoire. Ce n’était