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prison : par les brèches ouvertes il aperçoit les faits ramenés à leurs véritables proportions et les hommes réduits à leur taille. Encore n’aperçoit-il que les premiers plans : il lui faudra du temps pour découvrir la foule massée derrière les héros et pénétrer la fausse perspective du décor. Il s’attache aux faits, jusqu’à ce que vienne le jour où leur constatation lui apparaîtra insuffisante et décevante. Car les faits ne sont que l’aboutissement des causes, parmi lesquelles les plus lointaines sont aussi bien les plus profondes. Elles ont leur lieu, ces causes, dans le cœur de l’homme ; et enfin il nous est donné de toucher quelque chose de solide, de durable et qui ne trompe pas. Tous les tableaux qui se succèdent dans le spectacle mouvant de l’histoire pouvaient être différens et ils pouvaient ne pas être. Ce qui ne change pas ce sont nos passions qu’une nécessité pousse à se satisfaire. L’ambition, l’intérêt, l’égoïsme, la vanité, ne cessent pas de produire leurs effets toujours pareils. De là viennent les conquêtes et la chute des empires, et par là s’expliquent les révolutions. Encore est-il vrai de dire que nous ne faisons que passer dans un monde qui dure. Chacun de nous n’est qu’un comparse dans un drame qui se serait joué sans lui. Nous croyons agir, et nous pensons trouver la source de nos actions dans notre volonté que des mobiles déterminent : nous ne sommes que les instrumens d’une volonté qui nous est supérieure ou d’une force qui nous est étrangère. On l’a appelée du nom de Providence : on l’a supposée intelligente et bienfaisante ; il se pourrait qu’elle fût indifférente, aveugle et impersonnelle. Des idées qui vont à travers le monde, développant leur principe, font une œuvre à laquelle nous concourons comme des ouvriers inconsciens. Des lois s’imposent à nous, créent les faits, suscitent les hommes, lois implacables et permanentes qui sont toute la réalité et la seule matière digne de l’histoire.


RENE DOUMIC.