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néglige, soit qu’il ait conscience qu’il en saurait mal tirer parti, ou soit par instinct de littérateur et parce qu’il comprend que rien ne remplace l’impression directe et rien ne vaut la parole animée et vivante. C’est ce procédé qu’on a tôt fait de flétrir du nom de « reportage ». Mais il convient de distinguer les époques. Qu’on songe à la difficulté des communications dans l’Europe du XIVe siècle ! Or, sur toutes les routes de France et d’Angleterre, d’Allemagne et d’Italie, en Flandre ou dans la sauvage Écosse, on est sûr de rencontrer Jehan Froissart, « en arroi de souffisant homme », juché sur sa haquenée grise et menant en laisse son lévrier blanc. On le trouve à Londres, à la cour d’Edouard III ; en Écosse, auprès du roi David Bruce et dans le château des Douglas ; en Languedoc, auprès du prince de Galles ; en Italie, à la suite de Lionel, duc de Clarence : auprès de Robert de Namur, de Wenceslas de Luxembourg et du comte de Blois ; en Auvergne, en Béarn, en Avignon comme à Paris ; à Bruges, en Zélande, et dans l’Angleterre de Richard II. Ce qui le pousse à entreprendre ces voyages, c’est le besoin où il est de recueillir sur les lieux les matériaux de son histoire. S’apercevant qu’il n’a sur les « lointaines besognes », c’est-à-dire sur les guerres de Gascogne, d’Espagne et de Portugal, que des renseignemens insuffisans, il profite d’une trêve qui vient d’être conclue entre la France et l’Angleterre et part pour les Pyrénées. Alors, commence ce fameux voyage de Béarn où il n’est pas de mur historique ni de tour démantelée qui ne livre son secret à l’enragé questionneur. Sur la route, Froissart a eu la bonne fortune de « s’accointer » d’un chevalier du comte de Foix, messire Espaing de Lyon, dont la mémoire est riche et l’imagination est aussi fertile que la mémoire. Mais ces bonnes fortunes-là n’adviennent, comme on sait, qu’à ceux qui ont l’art de les faire naître. C’est le mérite de Froissart de s’être toujours renseigné auprès de ceux qui avaient chance d’être les mieux informés. Il s’est enquis des guerres d’Écosse auprès du roi David, de Crécy auprès d’Edouard III, de Poitiers auprès du Prince Noir, de la bataille de Rosebecque auprès de Guy de Blois, qui y avait participé, de Wat Tyler auprès de Robert de Namur qui l’avait vu tuer, des campagnes de Frise auprès d’Aubert de Bavière et des troubles de Flandre auprès des bourgeois de Gand. Il a interrogé les croisés de Tunis et de Nicopoli, comme les hérauts d’armes Faucon, Windsor et Chandos, et comme les routiers des grandes Compagnies. À cette curiosité toujours en quête d’informations nouvelles plus détaillées et plus précises, il n’est que juste de restituer son vrai nom : c’est la probité de l’historien[1]. — Le défaut le plus ordinaire des reporters c’est qu’ils défigurent les récits qu’on leur fait. Leurs rapports sont au rebours de la vérité ; il semble que c’en soit la marque,

  1. Cf. Debidour, op. cit., II, 71, sq.