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coutume de le louer ; mais c’est par ailleurs qu’il est historien, c’est pour d’autres causes qu’il a contribué au développement du genre et marqué une étape dans la marche en avant de l’histoire.

D’abord Froissart a voulu faire œuvre d’historien. Un Villehardouin se bornait à raconter les événemens dont il avait été le témoin ; un Joinville écrivait l’histoire édifiante de son saint maître, à la manière des hagiographes ; Froissart fait rentrer dans son récit trois quarts de siècle, toute une société, les affaires de l’Occident tout entier. Par l’étendue son livre excède les dimensions d’une simple chronique ; il en diffère encore par la méthode que l’auteur s’est proposé de suivre. Froissart s’exprime sur ce point avec une netteté qui prouve qu’à tout le moins il avait réfléchi sur les conditions de son art, et que ses intentions étaient bonnes, si l’exécution a laissé à désirer. « Si je disoie : ainsi et ainsi advint en ce temps, sans ouvrir n’esclaircir la matière… ce serait chronique et non pas histoire : et si m’en passeroie très bien, se passer m’en vouloie. Or ne m’en veuil je mie passer que je n’esclaircisse tout le fait au cas que Dieu n’en a donné le sens, le tems, la mémoire et le loisir de chroniquer et historier au long de la matière[1]. » Que l’histoire consiste moins à raconter les faits qu’à en rendre compte, à les expliquer et à les voir naître dans leurs causes, c’est une idée juste ; si Froissart n’a pas eu assez de vigueur d’esprit et de pénétration d’intelligence pour s’y conformer rigoureusement, encore faut-il lui savoir gré de l’avoir aperçue. C’est ainsi qu’ayant pris au lendemain de Poitiers la résolution d’écrire l’histoire de la guerre franco-anglaise, il a cru devoir remonter jusqu’à l’origine des faits : il la suit jusque dans le temps du règne d’Edouard II. Pour mener à bien le projet qu’il avait formé et la tâche qu’il s’était assignée, il n’a rien épargné ; simple homme de lettres, sans situation officielle, sans autorité, sans patrimoine, il s’est créé, à force d’activité et d’ingéniosité, des ressources inespérées ; il s’est mis tout entier dans son œuvre : il y a dépensé cinquante années de sa vie et une fortune.

On sait quel est le procédé de Froissart, celui qu’il applique invariablement et uniquement : c’est celui de l’information personnelle. Il interroge les témoins des faits et s’en tient à leurs dépositions. Il ne s’est pas servi des documens écrits, sauf pourtant de la chronique de son prédécesseur Jean le Bel ; pour ce qui est de celle-ci, il ne se contente pas d’y faire des emprunts, il se l’approprie, il l’incorpore à son œuvre avec un admirable sans-gêne et sans ombre de scrupule, étant l’homme d’une époque où l’art est anonyme et dont les chefs-d’œuvre, étant collectifs, sont sans signature. Quant aux pièces d’archives, ordonnances, édits, chartes privées et papiers d’État, il les

  1. Froissart, Ed. Kervyn, XII, 153.