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l’épopée, s’y essaie à naître, et d’étudier par cet exemple comment un genre issu d’un autre se transforme et peu à peu se constitue.

C’est sous la forme de l’épopée que se présente d’abord l’histoire, et l’épopée n’est rien d’autre qu’un récit historique à l’usage des peuples trop jeunes pour avoir réfléchi sur les conditions du vrai. L’auditeur croit s’instruire en entendant ces récits merveilleux ; le poète se considère comme un fidèle dépositaire de la tradition. L’un et l’autre ils sont de bonne foi. C’est pour avoir ignoré cette identité primitive de l’épopée et de l’histoire qu’on s’est si longtemps mépris sur le caractère de l’œuvre homérique. Les hommes du XVIIe siècle tenaient Homère pour un admirable inventeur ; il était à leurs yeux le magicien qui d’un coup de sa baguette et par un effet de sa fantaisie transforme toutes choses, transpose les faits, agrandit les hommes, et prête à la réalité les couleurs séduisantes de son imagination. C’est sur les ressources créatrices de son art qu’ils s’extasiaient. Il a fallu du temps pour qu’on en vînt à comprendre qu’Homère raconte ce qu’il sait, décrit ce qu’il voit, que la simplicité est la marque essentielle de sa poésie et que le trait caractéristique de son art en est le réalisme. — Il n’en va pas autrement pour nos chansons de geste. Leur nom même l’indique. Geste signifie histoire ; ce sont des « chansons d’histoire ». Non seulement elles reposent sur des faits vrais, mais souvent ce sont elles qui ont conservé et versé dans l’histoire le souvenir de ces faits. C’est à Iravers l’épopée que nous est arrivée l’histoire des Mérovingiens ; et Charlemagne n’a fait que rendre plus intense le mouvement de création poétique dont ses prédécesseurs avaient déjà profité. Il n’est pas indispensable d’ailleurs que les faits, pour être haussés aux proportions de l’épopée, soient aperçus dans le recul des temps et embellis par cet optimisme qui nous porte instinctivement à croire que le passé valait mieux que le présent, que l’humanité y était plus forte, la terre plus féconde, et la vie plus digne d’être vécue. Il arrive que l’épopée soit contemporaine des événemens. Dans sa vigoureuse jeunesse, l’imagination des peuples a une force plastique qui ne peut rester sans emploi. Elle est incapable de refléter sans les modifier les choses et les êtres. Elle fait subir aux données de l’expérience un travail immédiat. Elle altère les faits en y mêlant son principe et les organise en légendes. — Ce travail irrésistible et spontané serait pour nous surprendre si nous n’en retrouvions jusqu’à côté de nous l’analogue. Mais c’est en ce siècle, dans celui qui est par excellence un siècle de critique, que nous avons vu se former autour du nom de Napoléon une légende pareille à celle de Charlemagne et qui eut, comme l’autre la consécration de la littérature. Le peuple, quel que soit son âge, a toujours l’âge d’un enfant. À mesure que l’histoire redescend jusqu’à lui, il la revêt des couleurs sous lesquelles elle lui devient