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pas, comme au renard de la fable : « Mais tournez-vous, de grâce ! » La réserve des uns vient d’un sentiment de discrétion ; celle des autres est faite de timidité. Les illusionnistes le savent bien ; toutes les fois qu’ils ont absolument besoin de forcer une carte, ils s’adressent volontiers à une dame. Une dame est obligée à plus de réserve ; si elle aperçoit la supercherie, elle n’osera guère élever la voix et se faire remarquer, sa timidité la rend complice.

Du reste, le prestidigitateur aurait plus d’un moyen de se rendre maître d’un public sceptique et récalcitrant. Quand il se transporte dans la salle, il fait la première partie d’un tour devant une personne, et la seconde partie un peu plus loin, devant une autre qui n’a encore rien vu. Il faudrait que le même témoin assistât au tour entier pour le comprendre. Ainsi, on fait marquer une pièce par une personne : c’est une personne éloignée qui doit la garder, et ne l’ayant pas vu marquer, ne s’aperçoit pas qu’elle a été changée. Quant aux spectateurs que l’on fait monter en scène pour surveiller de plus près une expérience, ils constituent un contrôle essentiellement illusoire. On a soin de les choisir parmi les figures naïves, quand ce ne sont pas des compères ; le prestidigitateur leur montre seulement ce qu’il peut laisser voir sans inconvénient, et, qu’on le sache ou non, le prestidigitateur n’accorde à ce témoin peu gênant que la liberté qu’il veut ; le témoin n’aurait pas le droit de se rendre compte de ce qui se passe sans la permission expresse de l’artiste. C’est ce qu’on a jugé dernièrement à propos d’une contestation curieuse. Un assistant voulait absolument savoir ce qui se faisait derrière un paravent ; appelé sur l’estrade, il souleva le paravent : de là discussion, tumulte, corps-à-corps, et, finalement, procès. L’audacieux fut condamné à des dommages-intérêts comme ayant outrepassé les droits que le prestidigitateur lui avait implicitement accordés. Qu’on juge par ce seul exemple combien il serait difficile de faire des observations de science dans une représentation publique !

Malgré les difficultés du contrôle, le public n’est jamais dupe que dans une certaine mesure des illusions qu’on lui présente, parce qu’il ne saurait oublier en aucun cas qu’il est dans un théâtre de prestidigitation ; s’il n’arrive pas à découvrir le secret d’un tour, ce ne sera pas pour lui une raison de croire à un bouleversement des lois de la nature ; s’il voit apparaître une muscade au bout des doigts de l’artiste sans avoir pu comprendre d’où elle sort, il n’aura pas un seul instant l’idée qu’une muscade peut sortir du bout des doigts. L’illusion n’existe, peut-on dire, que pour le sens de la vue ; la raison la contredit.