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s’engage tout de suite sur des sujets intéressans. Nous sommes avertis que deux jours plus tôt la ferme nous aurait offert un spectacle curieux : des conducteurs de bestiaux, venus du pays des Mormons, s’y étaient arrêtés avec 80 000 moutons qu’ils conduisaient au marché de Chicago. Cette troupe bêlante assiégeait la maison avec un bruit d’émeute. Aujourd’hui nous ne rencontrerons que les élèves de l’endroit, chevaux et vaches, clairsemés sur l’énorme étendue.

Vers une heure, le dîner est servi ; un dîner purement américain : soupe aux huîtres conservées, viandes rôties, fricassée de grains de maïs, céleri cru, gâteau de rhubarbe, raisin du terroir, qui a goût de cassis, noix d’hickory, thé ou café on guise de boisson. Deux jeunes filles servent à table ; elles me sont présentées comme les enfans de la maison. Il faut bien qu’elles se prêtent aux travaux du ménage pendant une de ces crises domestiques si fréquentes dans l’Ouest et un peu partout. Le refus que font les employés irlandais et suédois de manger à la même table que les nègres complique encore les difficultés. Force est donc de s’aider soi-même. La besogne matérielle dont s’acquittent ces demoiselles ne les empêche pas du reste d’aller tous les jours à l’école en ville ; elles conduisent elles-mêmes leur petite voiture. Je découvre, tout en causant, que la vie d’une femme d’agriculteur est passablement sévère en Amérique, où les exploitations rurales sont à de grandes distances les unes des autres et se font sur une si vaste échelle qu’il n’y a pas de menus détails à surveiller. Aucune distraction, aucun voisinage. Mais l’hiver, à Galesburg, la fermière trouve des dédommagemens : elle fait partie d’un club littéraire ; toutes les dames y sont enrôlées ; par conséquent on a la ressource de faire l’été beaucoup de lectures qui se rapportent aux sujets proposés pour les séances à venir. Je m’informe de ces sujets, on m’en cite quelques-uns : troubadours et trouvères (les langues romanes sont en grand honneur aux États-Unis, et bien des gens qui ne parlent pas couramment le français s’extasient sur notre vieille littérature provençale) ; influence des salons au xvii0 siècle ; les femmes françaises dans la politique ; origine de l’art grec, etc. Croirait-on à un pareil intérêt porté aux choses du vieux monde dans un village de la Prairie, car une ville de 18 000 âmes n’est guère qu’un village aux États-Unis ? mais ce village-là très certainement a une âme supérieure en qualité à celle de beaucoup de grandes villes.

L’un des convives raconte qu’il est allé dernièrement visiter le territoire indien qui s’étend entre le Missouri et le Texas. Là le gouvernement ayant acheté des terres aux Indiens, les