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montent et descendent des gammes délicieusement douces, et leur souffle expire enfin sur une note incertaine, où l’âme attend, d’une attente qui espère et qui craint, la réponse de la divine miséricorde.

Après avoir entendu ou lu de telles pages, qu’on se reporte par la pensée, non pas même aux œuvres modernes, aux Tuba mirum étourdissans, aux Dies iræ dramatiques ; qu’on s’arrête seulement à la Passion selon saint Mathieu ou à la Messe en si mineur de Sébastien Bach. Songez au roulement des fugues tonnantes, des chœurs éperdus, dévorant l’espace sonore. Rappelez-vous ces fanfares sacrées, ce mouvement et ce fracas. Puis revenez aux motets du vieux maître romain, à ce peu de notes lentes et profondes ; alors, après avoir admiré l’action vous aimerez le repos ; vous sentirez qu’il est beau de louer le Seigneur avec le lyrisme de la force et de l’enthousiasme, mais qu’il est doux de l’adorer dans la contemplation et dans l’extase.

Liturgique et intérieur ou subjectif, ainsi que nous venons de le voir, l’art palestinien possède encore deux autres caractères : l’austérité et l’impersonnalité. Cette musique est austère parce qu’elle est surtout harmonie, sinon harmonie seulement, et que de la musique l’harmonie est l’élément sérieux et grave par excellence. Est-il donc possible d’isoler et de concevoir indépendamment l’une de l’autre l’harmonie et la mélodie ? Oui assurément. Qu’une mélodie d’abord se puisse passer d’harmonie, rien de plus évident. Mais l’harmonie également peut avoir son existence propre et sa beauté, sans renfermer une mélodie, autrement dit un chant. Le premier prélude du Clavecin bien tempéré de Bach, par exemple, était déjà beau par le seul enchaînement de ses accords, avant que Gounod vînt y ajouter ou plutôt en extraire la mélodie qui y était latente et comme endormie. De même il est facile, dans une des plus sublimes pages de Beethoven, et des plus connues : l’adagio de la sonate en ut dièze mineur, de distinguer la mélodie et l’harmonie, et de les admirer séparément. Berlioz a su le faire. De cet adagio, dit-il, les « moyens d’action sont fort simples : la main gauche étale doucement de larges accords d’un caractère solennellement triste, et dont la durée permet aux vibrations du piano de s’éteindre graduellement sur chacun d’eux ; au-dessus, les doigts inférieurs de la main droite arpègent un dessin d’accompagnement obstiné dont la forme ne varie presque pas depuis la première mesure jusqu’à la dernière, pendant que les autres doigts font entendre une sorte de lamentation, efflorescence mélodique de cette sombre harmonie[1]. » Enfin l’œuvre de Wagner plus que toute

  1. Berlioz, A travers chants.