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résolument vers la porte centrale de l’Hôtel de Ville. Le lieutenant-colonel Watrin et le chef de bataillon Lecourbe, commandant du Ier bataillon de la 6e légion, neveu du général de ce nom, ne me quittaient pas. La grille qui entoure le monument était fermée ainsi que la porte. Ce fut un jeu pour nous d’escalader la grille. La porte résistait sous nos coups ; mais, en voyant qu’on allait l’enfoncer, ceux qui se tenaient derrière finirent par l’entrebâiller. Plus mince que mes voisins, j’entrai par l’ouverture et me trouvai un instant prisonnier. Heureusement nos adversaires n’avaient pas d’armes : je fus dégagé tout de suite par le premier rang des gardes nationaux.

Que se passa-t-il alors dans mon esprit ? Fut-ce le résultat de mes conversations avec le colonel Guinard ? fut-ce au contraire une inspiration personnelle, le sentiment d’un danger imminent ? Je ne saurais le dire. Mais je vis nos gardes nationaux si animés et les envahisseurs de l’Hôtel de Ville si peu en état de se défendre qu’il me parut nécessaire d’empêcher à tout prix l’effusion du sang. Si quelque violence était exercée contre des hommes désarmés et en désarroi, quel parti n’allait pas en tirer l’élément révolutionnaire ? Ne dirait-on pas le soir dans les faubourgs que les frères et amis, les véritables défenseurs du peuple, venaient d’être égorgés par la garde nationale ?

Tout plein de cette idée, je me plaçai sur la dernière marche du grand escalier de l’Hôtel de Ville, et, arrêtant au passage chaque rang de gardes nationaux qui montaient, je faisais remettre au fourreau les baïonnettes, désormais inutiles. Le défilé dura près d’une heure. Je ne quittai pas mon poste un instant, et lorsque Lamartine arriva, les vêtemens en désordre, le visage pâle, les traits fatigués, nous demandant avec anxiété ce qui s’était passé, nous pûmes lui remettre l’Hôtel de Ville et les prisonniers que nous y avions faits, sans que cette victoire fut troublée pour lui et pour nous par aucun remords.

Quelques jours plus tard, les officiers de la 6e légion, en m’offrant un banquet, voulaient bien dire que, le 15 mai 1848, l’Ecole normale les avait aidés à sauver la patrie. Je déclinai les félicitations personnelles qui m’étaient adressées pour les reporter sur notre chère maison et sur le chef d’état-major dont je n’avais été que l’instrument.


III

Les journées qui suivirent furent remplies pour nous d’inquiétudes. Nous avions réussi à arrêter un mouvement pacifique :