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d’étrangers ni un amas d’instrumens. Elle ne souffre pas que la silhouette agitée d’un batteur de mesure rompe la noble perspective de l’église, et dérobe aux yeux la vue des rites sacrés, des gestes qui bénissent et consacrent. « Par l’emploi exclusif de la voix humaine, a-t-on dit, Rome voulait retracer quelque ombre des temps héroïques où le concert spontané des fidèles dispensait de recourir aux talens mercenaires[1]. » Bien de plus vrai. La théorie de l’art pour l’art, de la beauté admirée en elle-même et en elle seule, cette théorie chère à la Renaissance, n’a rien à voir ici. Ici vous ne trouverez que des hommes qui prient, et un Dieu qui les écoute.

Ils prient de tout leur cœur, et la qualité dominante de cette musique, ce que les Grecs en auraient appelé l’ἦθος (êthos), autrement dit le caractère psychologique et moral, c’est la profondeur ou mieux l’intériorité. La polyphonie palestrinienne ne parle à l’âme que de Dieu et ne parle à Dieu que de l’âme. Victor Hugo, dans son romantisme, a imaginé un Palestrina qui n’a presque rien de commun avec le Palestrina véritable. Du grand musicien, le grand poète ne connaissait probablement que le nom. En l’admirant, sur parole sans doute, il l’admire un peu à contresens ; il méconnaît à la fois le génie de l’époque et celui de l’artiste, auquel il prête les origines, les sources qui lui furent le plus étrangères :

Comme il s’est promené tout enfant, tout pensif,
Dans les champs, et dès l’aube, au fond du bois massif,
Et près du précipice, épouvante des mères !
Tour à tour noyé d’ombre, ébloui de chimères,
Comme il ouvrait son âme alors que le printemps
Trempe la berge en fleurs dans l’eau des clairs étangs,
Que le lierre remonte aux brandies favorites,
Que l’herbe aux boutons d’or mêle les marguerites[2].

Il faut lire en entier cette page de belle poésie et de mauvaise critique. Que le maître de Préneste ait été sensible au printemps de son Italie, qu’il ait cueilli les fleurs d’avril dans les gazons romains, qu’il ait écouté les nids, les eaux courantes et, le soir, la cloche pleurant, comme dit Dante, le jour qui se meurt ; enfin qu’il ait compris la nature et qu’il l’ait aimée, cela est probable ; mais la nature pourtant n’est pas la mère de son génie, et d’elle absolument rien, pas un rayon, pas un sourire, n’a passé dans son œuvre. De son œuvre le monde extérieur est banni. On n’y trouve jamais les paysages qui servent de fond aux tableaux de la Renaissance, que dis-je, qui plus de deux siècles auparavant avaient

  1. M. Dejob, op. cit.
  2. V. Hugo, les Rayons et les Ombres (Que la musique date du XVIe siècle.)