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elle-même, comme l’algèbre et la géométrie. Elle est science ; mais elle ne l’est que par dérivation ; ses progrès sont liés à ceux des sciences de la nature. D’abord empirique, quand tout savoir positif l’était aussi, elle est devenue science d’observation quand l’observation eut chassé de la nature les entités scolastiques, pour mettre l’esprit face à face avec les faits. Elle est devenue science d’expérimentation, le jour où, par un nouveau progrès des méthodes, à l’observation passive qui constate simplement ce qui se produit, mais sans intervenir dans la marche des phénomènes, se fut substituée l’observation active, qui modifie les phénomènes, les dirige à son gré, les produit, les maîtrise, et, les tenant dans la main, en établit les lois, de toute la certitude compatible avec l’expérience et l’induction. Nous avons assisté de nos jours à cette dernière métamorphose, et elle est bien apparue comme l’aboutissant des transformations accomplies dans les sciences physico-chimiques. Longtemps on avait cru que les divers ordres de phénomènes sont irréductibles les uns aux autres, et que partant ils ont chacun pour cause des forces spéciales, originales, et incommutables. Il était naturel alors d’attribuer les phénomènes morbides à ces forces particulières. Mais quand il fut établi qu’entre les phénomènes les plus divers il n’existe que des différences de quantité, que lumière, couleurs, sons, chaleur, mouvement, ne sont pour nos esprits que des modulations différentes d’un même phénomène fondamental, qu’entre eux il y a non seulement corrélation, mais équivalence, que par exemple à une quantité déterminée de mouvement qui semble disparaître, correspond toujours, d’une façon mathématique, une quantité déterminée de chaleur, et ainsi du reste, les phénomènes vitaux, et avec eux les phénomènes morbides qui n’en sont que des modalités, cessèrent d’être tenus pour les effets propres d’agens particuliers et insaisissables, mais apparurent comme déterminés eux aussi par des ensembles de conditions physiques et chimiques.

C’est cette vérité qu’enseignait Claude-Bernard lorsqu’il y a trente ans il employait, pour la première fois, le terme de médecine expérimentale. Par ces deux mots, il entendait que désormais la médecine devait devenir une science positive, au même titre que la physique et la chimie ; que son objet, à elle aussi, était de découvrir des lois, celles qui régissent les phénomènes vitaux à l’état normal et à l’état pathologique ; que le seul moyen d’intervenir efficacement et avec certitude dans leur développement, soit pour le provoquer ou l’enrayer, soit pour l’accélérer ou le ralentir, était d’en connaître d’abord le déterminisme particulier, puis de se rendre compte, par les procédés