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dans cette affectation de n’y pas faire même la plus légère allusion, l’intention offensante de ne pas rendre confidence pour confidence et de garder des points réservés, tandis qu’elle parlait sans détour. Et de fait, après avoir pris, pour arriver au cœur du roi, la voie de ses amitiés les plus intimes, elle ne pouvait deviner qu’il y avait un arrière-fond plus secret encore où la maîtresse elle-même ne pénétrait pas. C’était là une bizarrerie du tempérament royal que sa droiture ne pouvait comprendre. Aussi, en cédant à des conseils dont son esprit politique ne méconnaissait pas la sagesse, elle ne put s’empêcher, dans une réponse adressée à Stahremberg le 22 septembre, de laisser apercevoir, dans des termes d’une irritation mal contenue, le partage de ses sentimens. Plus de la moitié de cette longue épître est consacrée à réfuter avec une impatience hautaine tous les motifs allégués par Bernis et la Pompadour (comme elle l’appelle) pour décliner ses propositions, et elle les abandonne à leurs illusions obstinées sur le roi de Prusse dont l’événement se chargera de les détromper. Mais plus loin, on croit entendre Kaunitz prendre la parole quand elle conclut en déclarant qu’elle ne veut pourtant pas opposer au roi de France un refus tout sec (platte abschlägige Antwort) et finit par se ranger à la pensée d’un traité purement défensif, engageant les deux puissances à résister en commun à toute agression qui menacerait les conditions de la paix, telles que le traité d’Aix-la-Chapelle les avait établies. On y apporterait seulement cette modification que la garantie ne serait opposée qu’aux attaques portées sur le continent. C’était rendre à Bernis ce qu’on appelle, par une expression vulgaire, la monnaie de sa pièce, car c’était laisser le champ absolument libre à l’ennemie déclarée de la France, l’Angleterre, sur mer, là où la fortune lui était la plus favorable, et en définitive on se serait trouvé ainsi avoir assuré au roi George la sécurité du Hanovre tout comme la note remise par Bernis garantissait à Frédéric la possession de la Silésie. On n’avait donc pas encore les élémens d’une négociation véritable et encore moins d’une entente définitive. Mais qu’importe ? c’était un terrain de discussion, c’étaient des questions à étudier, des articles à débattre, l’occasion d’échanger des courriers, de piétiner sur place pendant des semaines, et de laisser couler le temps. Kaunitz, pour l’heure, ne demandait pas autre chose[1].

Si c’était là réellement son intention, il faut convenir qu’il fut merveilleusement servi par les circonstances et par les lenteurs et

  1. Marie-Thérèse à Stahremberg, 27 septembre 1755.