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de la favorite et faisait sans ménagement étalage de son crédit apparent. En se recommandant à lui, on risquait donc de trouver en face de soi une redoutable coalition d’influences féminine et ministérielle. Enfin on voyait bien Conti causer longuement avec le roi : mais rien n’était encore sorti de leurs conversations. Le temps pressait pourtant, il fallait agir : Stahremberg n’avait pas tort de croire que l’autre voie serait plus expéditive ; et effectivement, si la négociation se fût engagée dans le canal de la diplomatie secrète, on peut être sûr, par ce que nous savons aujourd’hui, qu’on ne l’en aurait jamais fait sortir. L’ambassadeur, au contraire, n’eut pas plutôt frappé à la porte de Mme de Pompadour qu’il la vit s’ouvrir.

La marquise lui fit savoir que le roi était disposé à entendre les propositions de l’impératrice, et lui désigna la personne choisie pour les recevoir et, s’il y avait lieu, y donner suite. Elle nomma l’abbé de Bernis.

Ce nom, la première fois que les historiens le rencontrent, est salué par eux avec un mélange de dédain et de surprise : un petit poète, auteur de vers médiocres, un abbé de cour, de mœurs légères, ce fut là, disent-ils, un confident singulièrement choisi pour recevoir le dépôt d’un secret dont pouvait dépendre la destinée de deux grands empires. La vérité oblige de constater que tel ne fut pas le sentiment des contemporains et que cette marque de confiance, quand elle fut connue, ne fut pas trouvée déplacée. C’est que celui qui en était l’objet, après une jeunesse agitée mais laborieuse, venait d’acquérir des titres assez sérieux pour paraître la mériter. L’abbé comte de Pierre de Bernis n’avait plus, en effet, aucune ressemblance avec le petit cadet de famille que, vingt-cinq ans auparavant, le coche du Vivarais avait déposé à la porte du collège des Jésuites, aussi léger d’argent que plein d’audace, et n’ayant en fait de moyens d’existence qu’une généalogie nobiliaire en règle, et des recommandations vagues pour des protecteurs indifférens. Depuis ce temps déjà reculé, le séminariste inconnu qui semblait n’avoir alors à choisir qu’entre deux rôles également ingrats, celui de gentilhomme pauvre et celui d’abbé sans bénéfice, avait fait quelque chemin et pris sa place dans le monde. Un mélange de deux qualités, qui ne sont ni l’une ni l’autre du meilleur aloi, la souplesse et l’assurance, mais dont l’union poussée à un certain degré fait une véritable force, l’avait aidé à tirer parti même des obstacles qui se trouvaient sur sa route. Engagé dans l’Église sans avoir consulté ni son goût ni ses mœurs, il avait recherché longtemps en vain un de ces postes lucratifs que le relâchement général permettait à la vérité d’accorder même aux