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Pour s’écarter ainsi d’une règle de prudence élémentaire il fallait donc que Kaunitz eût connaissance, non seulement de la vague ambition du prince de Conti, que personne en France ne prenait au sérieux, mais de l’appui secret que lui prêtait Louis XV. Il connaissait donc l’existence et la formation toute récente de cette diplomatie occulte dont j’ai dû rapporter à cette époque même l’origine ! C’était bien le fait, — et j’ai dû m’en convaincre en trouvant annexée à une dépêche de Marie-Thérèse l’annonce d’un mémoire touchant la mission secrète du comte de Broglie. D’après les indications qui y sont données, ce document devait mentionner le nom des agens du comte, les fonds dont il disposait, la nature des relations qu’il avait su, en trois ans d’exercice, se créer en Pologne. Mon étonnement a été grand et n’a pas été exempt, j’en conviens, d’un peu de confusion. Les recherches que j’avais faites sur le Secret du roi, et que je croyais complètes, ne m’avaient mis sur la trace d’aucune révélation pareille. Le mystère de la pensée royale m’avait paru gardé, par tous ceux qui en avaient eu confidence, avec une religieuse fidélité, et j’étais d’autant plus fondé à le croire qu’au moindre indice qui l’eût trahi, le trouble eût été grand à Versailles, dans le ménage du jeune dauphin et de la princesse saxonne, son épouse. A Berlin, l’émotion n’eût pas été moindre et Frédéric, qui avait l’œil ouvert sur tout ce qui se passait en Pologne, se fût montré fort irrité de n’avoir pas été prévenu d’une résolution de ce genre aussi importante pour lui. Mais si à Versailles et à Berlin on n’en avait rien su, comment tout était-il parfaitement connu à Vienne ? A quoi attribuer l’indiscrétion ? A la trahison d’un secrétaire corrompu ? à l’arrêt d’un courrier ? à quelque dépêche interceptée dont on aura habilement dégagé le chiffre ? Je l’ignore, mais le fait qu’une pratique secrète de Louis XV, qui s’est prolongée pendant tout son règne sans qu’aucun de ses ministres, même en la soupçonnant, ait pu la tirer complètement au clair et dont son successeur seul a été pleinement informé, ait été en quelque sorte notoire, dès la première heure, dans le conseil de Marie-Thérèse, c’est une curiosité historique qui a peu d’analogues. Quoi qu’il en soit, on comprend que Kaunitz, croyant s’être rendu maître de la pensée intime du roi, ait cru user envers lui d’une flatterie délicate, en allant, même au prix de quelque sacrifice, au-devant d’un désir qu’il n’osait avouer et en lui épargnant jusqu’à la peine de l’exprimer.

Un dernier point mettait le comble à des avances qui, à première vue, pourraient paraître excessives. L’Autriche devait consentir à mettre provisoirement les troupes françaises en possession de deux places des Pays-Bas, dont l’une au moins avait une