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père, l’héritier direct de la couronne. Le duc était naturellement ébloui par la perspective d’une si haute alliance : un scrupule pourtant le retenait et l’empêchait d’entrer, sans quelque embarras, dans ce projet flatteur. Il était du nombre des petits princes allemands, cliens du roi de Prusse, que, sur la demande instante de leur protecteur, la France avait pris à sa solde et qui, en échange, lui avaient promis leurs suffrages à la Diète et leur concours éventuel en cas qu’une nouvelle lutte fût engagée dans l’Empire. Il touchait, en cette qualité, une rente dont chaque semestre était payé par la légation française à Berlin, et le traité qui en avait réglé le montant et les échéances n’expirait que dans les derniers mois de l’année courante. Obligé qu’il était ainsi envers la France, pouvait-il, à la veille d’une guerre prête à éclater, entrer avec son ennemie dans une si étroite intimité de famille ? Puis l’honneur n’était pas la seule chose à considérer, il y avait aussi des intérêts d’un autre ordre à ménager. Le subside qu’il perdrait ainsi à coup sûr du côté de Versailles, le lui rendrait-on à Londres ? Enfin si le projet venait à ne pas se réaliser, la France, qui ne pouvait manquer d’en avoir connaissance, consentirait-elle ensuite à continuer et à renouveler ses largesses ?

Frédéric, consulté sur ce cas de conscience, calma les inquiétudes de son parent. Personne, lui fit-il dire, ne pouvait trouver mauvais qu’il songeât avant tout au bien de sa famille ; et une fois que sa fille serait devenue princesse d’Angleterre, on trouverait également tout simple qu’il se rangeât du côté où l’appellerait son affection paternelle. On comprendrait même qu’il songeât à tirer, de la nouvelle alliance autant de profit que d’éclat, en faisant stipuler en sa faveur des avantages égaux, sinon supérieurs, à ceux auxquels il devrait renoncer. L’essentiel était seulement de ne pas prendre d’engagemens trop contraires à ceux qui le liaient encore pour quelques mois, ce qui, la guerre survenant, pourrait le mettre dans de graves embarras. Cependant, ajoutait le prudent conseiller, comme il ne faut pas rebuter les gens, si l’Angleterre exigeait que le père de sa future reine promît de lui prêter un concours armé dans le conflit qui allait s’engager, on pourrait prendre le biais de dire qu’on ne lui viendrait en aide que dans le cas assez peu probable où elle aurait à se défendre sur son propre territoire. Quant à la crainte que, le projet de mariage venant à manquer, on ne pût pas rentrer en affaires avec la France, le duc n’avait pas lieu de s’en préoccuper. La France, au contraire, instruite du prix que ses rivaux avaient mis à cette alliance, et du danger qu’elle avait couru de la perdre, ne serait que plus disposée à faire les sacrifices nécessaires pour se l’assurer, et c’est ce