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ne veut rien recevoir de ses sujets ; qu’il est celui qui donne tout et à qui on ne peut rien donner. » On aurait pu lui répondre qu’un roi sans liste civile ferait une triste figure dans ce monde, et qu’on n’a jamais vu les listes civiles tomber du ciel sous la forme d’une pluie d’or. Mais Stahl avait raison d’affirmer qu’un souverain ne devient indiscutable que lorsqu’il est respecté par son peuple comme le représentant de Dieu sur la terre. Supprimez ce caractère sacré du souverain, la royauté n’est plus qu’une institution d’utilité publique, et le jour où l’on découvrira qu’elle est moins utile qu’on ne le pensait, on la remplacera par autre chose.

M. de Bismarck disait un jour : « Mon métier n’est pas de discuter des questions de dogmes, je suis condamné à ne faire que de la politique. » Mais en 1847, quand il était encore un rigide conservateur et que ses grandeurs ne l’avaient pas rendu infidèle à ses principes, il avait dit : « Un roi qui se proclame souverain par la grâce de Dieu ne prononce pas selon moi une vaine formule. Il affirme que c’est de Dieu qu’il tient son sceptre et qu’il n’est responsable que devant Dieu de l’usage qu’il en peut faire. » Le parti conservateur est le seul qui interprète dans le sens littéral la doctrine du droit divin, et la comprenne comme le souverain la comprend lui-même. Le droit divin est un mystère, mais ce mystère, comme le disait Stahl, explique bien des choses et particulièrement pourquoi les souverains les plus religieux peuvent se dispenser, en sûreté de conscience, de pratiquer tous les préceptes de la morale évangélique. Certains commandemens obligent les particuliers, et n’ont pas été faits pour l’autorité qui représente Dieu sur la terre. « Elle porte l’épée, est-il écrit dans le saint Livre, et elle ne la porte pas en vain. » Il est interdit aux particuliers de haïr leurs ennemis. « Tu ne tueras pas, tu ne te vengeras pas. » Ils ne sauraient enfreindre cette prescription sans perdre leur âme. Mais les souverains sont tenus de venger leurs injures, car la vengeance appartient au Seigneur et aux élus qu’il a chargés d’établir son règne dans le monde. Il s’ensuit aussi que discuter son roi, c’est se rendre coupable d’une étourderie sacrilège et outrager le Dieu qui se cache derrière lui.

Comment un roi n’aurait-il pas quelque tendresse pour les fervens défenseurs de ses prérogatives ? Le vrai royalisme est dans ce siècle une plante rare. Les conservateurs prussiens sont restés fidèles à cette idée du moyen âge que le service ennoblit l’homme. Servir son Dieu en servant son roi, c’est la plus glorieuse des obéissances, la seule humilité qui n’abaisse pas le cœur. Mais il est une servitude contre laquelle leur fierté se révoltera toujours. Ils ne consentiront jamais à se soumettre aux volontés d’un peuple en délire, qui se croit son maître, ni aux prétentions arrogantes des tribuns, ni au gouvernement tumultueux des majorités. Le parlementarisme n’est à leurs yeux que la forme byzantine de la démagogie et l’hypocrisie de la désobéissance.