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cette famille où la fastueuse Loire méprise l’indigente Léna. Il y a de petits intrigans qui ont fait grande figure, comme le Tibre, et d’énormes paresseux qui traînent dans l’oubli leurs eaux inutiles, comme l’Iénisséi ou l’Irtisch. Des combinaisons, variables avec chaque cas, entre les aptitudes de la race et les fatalités du milieu, rendent raison de ces inégalités de fortune. L’écrivain a beaucoup de lecture ; il soutient l’intérêt de sa thèse par une accumulation de faits curieux, il en sauve les contradictions par des défaites ingénieuses ; dans les grands embarras, il s’échappe, avec une agilité qui trahit son origine, comme ses fleuves devant un obstacle de roches.

L’idée de ce livre, la civilisation par les fleuves, est si peu neuve qu’on la voit poindre aux premières pages de la Genèse. L’Eden primordial n’a pu développer ses richesses de vie animale et son embryon de vie humaine qu’à la source des quatre rivières par où la race d’Adam allait s’écouler sur le monde. Comment M. Metchnikoff n’a-t-il point parlé de ces bassins mystérieux, qui eurent certainement une réalité historique, du Gehon et du Phison, où l’on trouvait le meilleur or, l’anthrax et l’onyx ? Il y aura une inquiétude de moins sur la terre, quand on aura situé et identifié le Phison et le Gehon.

Ce géographe était hanté par un plus pressant souci. Il entasse les argumens à l’appui de son système politique, l’organisation par les fleuves de la solidarité, d’abord sous la forme coercitive de grandes « despoties », ensuite sous des formes plus libres, acheminées vers l’idéal des « groupemens anarchiques ». Par malheur, les faits ne se plient au système que d’une façon très capricieuse. Dociles sur les bords du Nil et de l’Euphrate, ils se dérobent aux rives du Gange et de l’Indus. Là, rien ne décèle des monarchies constituées : l’histoire débute par les groupemens oligarchiques des castes. En Europe, tout contredit la thèse. Tandis qu’un empire puissamment centralisé pèse sur le bassin de la mer Intérieure, les grands fleuves : le Rhône, le Rhin, le Danube, sont les fossés derrière lesquels se retranchent les peuplades indépendantes. Les monarchies solides ne s’y établissent que beaucoup plus tard : l’ « anarchie » y précède la « despotie ».

Que serait-ce si l’auteur passait dans sa propre patrie, sur les fleuves de la Russie ? Là le démenti est flagrant : le Dnieper, le Don, le Volga, l’Oural, sont pourtant dans les conditions requises pour la vérification de la théorie : ils vont se jeter dans des mers intérieures. Or, sur la plus grande partie de leur cours, jusqu’à une époque toute récente, ces routes de liberté étaient l’asile de