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vraisemblablement comme ce Russe sur les problèmes qui sollicitent notre pensée. Le premier retour des modernes à l’hellénisme, celui de la Renaissance, fut moins général et moins complet ; les hommes d’alors refaisaient à l’école des anciens l’éducation de leur sens artistique et de leur sens scientifique ; mais, si l’on excepte quelques vrais païens d’Italie, ils ne dépouillaient pas entièrement l’âme chrétienne que le moyen âge leur avait laissée. Nos contemporains ressaisissent la tradition aristotélique au point où les moines lavaient prise, ils la continuent après l’avoir préalablement vidée de tout ce que les théologiens lui ont infusé d’étranger. C’est toujours le mot de Taine : « Ce peuple redevient lentement païen. » Il le disait de la masse, ramenée à l’instinct naturel de jouissance et à la morale utilitaire des peuples antiques : on peut le dire avec autant de vérité de l’élite intellectuelle, qui retrouve et fait siennes les conceptions fondamentales des sages d’Ionie. Sous une terminologie nouvelle, ce sont les vieilles idées de la Grèce qui renaissent et remplacent les idées judéo-chrétiennes. Ses grands mythes reprennent toute leur valeur, ils suffisent à exprimer l’ensemble des vues présentes sur la cosmogonie, la philosophie de l’histoire, les origines et les fins de l’univers et de l’homme : de l’homme, fils de la Terre, produit des élémens, jouet de la Fatalité, victime irresponsable des crimes qu’elle lui dicte. Pour que ce phénomène de régression soit complet, il ne manque à nos épicuriens et à nos stoïciens que la belle sérénité de l’Hellène sous l’oppression des forces naturelles et de la destinée aveugle. Ils n’y atteindront jamais. L’acceptation résignée du sort qui fait la beauté de tel vers de Sophocle, de telle pensée de Marc-Aurèle, n’est plus possible pour des Ames façonnées à l’attente d’un bonheur infini. On peut feindre l’accent stoïque : il sonne légèrement faux.

Ce n’est pas impunément que l’on a derrière soi dix-neuf siècles de christianisme, la longue file d’ancêtres qui ont dressé vers le ciel les flèches implorantes où sont montés tant d’espoirs. Ce n’est pas en vain que, selon le mot du poète,

Une immense espérance a traversé la terre.

Elle continue d’inquiéter ceux mêmes qui ne lui font plus aucun crédit ; malgré eux, ils en cherchent ailleurs l’équivalent ; leur main place instinctivement quelque idole sur cet autel du dieu inconnu qui restait vide dans Athènes. De tous les savans que j’ai lus, nul ne donne peut-être autant que M. Metchnikoff l’impression d’un détachement absolu du christianisme, nul ne paraît plus réellement affranchi des dernières habitudes d’esprit