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Il n’est que prudent de veiller aux étincelles qui couvent sous cette cendre chaude. Le carlisme est encore mal éteint et pourrait rallumer les rébellions mortes. Le républicanisme irréconciliable de M. Salmeron et de M. Ruiz Zorrilla ; le séparatisme ou le fédéralisme de M. Pi y Margall ; le grand nombre des officiers sans commandement et sans traitement (20 000 officiers pour 80 000 soldats) ; la contagion de l’exemple réveillant parmi eux le goût des pronunciamientos ; le manque de ressort, l’indifférence politique de la masse, qui l’empêche de s’attacher solidement à rien ; la fureur d’être fonctionnaire (ce mal a un nom en espagnol : l’empléomanie), qui sévit sur les classes aisées, et les porte à considérer vingt ans de paix seulement comme vingt ans de possession d’office, à désirer une de ces épurations, une de ces hécatombes qui suivent les changemens de régime ; pourquoi le dissimuler ? il y a là, pour la monarchie restaurée, malgré tout ce qu’elle a fait et tout ce qu’on en vient de dire, sinon de graves périls, d’assez graves soucis.

En triomphera-t-elle ? S’en débarrassera-t-elle ? Sa destinée, en tout cas, ne paraît pas être, dans l’instant, entre les mains de ses adversaires ni, quoi qu’on en prétende en Espagne même, uniquement entre les mains d’une douzaine de ses amis. Elle est surtout entre ses propres mains. Elle durera, elle vivra, si elle démontre par ses actes qu’elle n’est pas devenue inutile, qu’elle n’a pas terminé son œuvre. Les grandes institutions politiques, les formes de gouvernement ne meurent que lorsqu’elles n’ont plus rien à donner. Pour elles comme pour les hommes, l’oisiveté est le plus terrible des iléaux, et il n’y a pas de question qu’elles aient à redouter autant que de s’entendre demander à quoi elles servent. Il en est d’elles ainsi que d’un cheval qu’on occuperait à faire tourner une sphère : elles donnent le branle, produisent le mouvement initial et, après, doivent le suivre, en ayant l’air de continuer à le produire.

La Restauration, à la juger sommairement, a fait remonter l’Espagne à un point d’où elle était déchue depuis des siècles. Tout le problème, maintenant, pour la monarchie, est de demeurer moderne, de trouver encore en elle, à l’heure nécessaire, une force suffisante de transformation et comme de renouvellement, de pouvoir, de savoir et de vouloir, après qu’elle lui a donné le branle, marcher du même train dont l’Espagne suit le mouvement général du monde.


CHARLES BENOIST.