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la discipline dans les troupes, afin de nous sauver du messianisme armé ! » Tant que la loi ne fut pas la souveraine, l’exclusive maîtresse : « Donnez-nous ou redonnez-nous l’esprit de légalité, afin que nous ne périssions pas ! » Mais ce n’est pas assez de l’ordre : par lui-même, à lui seul, l’ordre ne suffit pas aux nations modernes : les glaces de la Sibérie, ses solitudes épouvantées, c’est l’ordre ; mais rien n’y pousse et l’ordre ne fructifie que par la liberté. Maintenant qu’il n’y a plus à craindre un écartèlement de la patrie entre les dynasties rivales ni l’émiettement de l’Espagne en mille petits cantons, que l’on songe à la liberté !

« Tout est en paix. Les démagogues, qui troublèrent tant les périodes de la Révolution et qui firent tant de mal aux gouvernemens de la République, paraissent avoir disparu dans le froid de cette réaction, à la manière dont certains animaux disparaissent dans le froid de l’hiver. La guerre civile a cessé. Les provinces du Midi expient les folies d’hier dans le silence et la pénitence d’aujourd’hui. Les provinces du Nord paraissent résignées à perdre les privilèges sans lesquels elles concevaient à peine leur existence. Ici, nous assistons aux funérailles de la liberté d’une race, avec le recueillement et la douleur qui accompagnent toujours les sublimes tristesses de la mort. Et là, les feuilles de l’arbre de Guernica tombent séchées, sans produire, sur ce pavé, même le bruit qu’elles produisent sur la terre mouillée par les pluies d’automne[1]. »

Qu’on l’émonde donc de son gui et de son lierre parasites, l’arbre symbolique de Guernica ! qu’on l’émonde du fédéralisme et du régionalisme qui étoufferaient l’Espagne, l’arbre planté par les lointains ancêtres, qui porte et qui protège les premières libertés humaines, les libertés de village ! Mais qu’on ne fasse point un fagot de ses rameaux et que la cognée n’en attaque pas le pied. Et puis, que l’on songe aux libertés nationales après les libertés locales, et que les libertés nouvelles consolent des libertés primitives perdues. Donnez à l’Espagne, donnez-lui la liberté de la parole et de la presse ; rouvrez les chaires des universités aux maîtres illustres qui en étaient chassés ; rendez-leur, à ces maîtres, la liberté de la parole ; laissez-les, dans leur enseignement, ne servir que la science et ne s’inspirer que de la conscience ; entreprenez l’éducation de l’Espagne ; réintroduisez-la dans le monde et introduisez-la dans le siècle ; contiez-la aux meilleures gardiennes, aux Libertés, filles de la Loi.

Ne vous épuisez pas à lever les quartiers de roc qui ferment

  1. Discursos de Emilio Castelar, 15 juillet 1876, sur la Dictature, II, 44.