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par la force : de tout temps, l’Espagne a été beaucoup plus prompte à prendre les armes qu’à embrasser les idées. Le système de M. Pi y Margall et la méthode de M. Ruiz Zorrilla avaient au moins cette qualité, qu’ils étaient plutôt espagnols ; le système et la méthode de M. Salmeron étaient moins espagnols qu’allemands. M. Pi y Margall et M. Ruiz Zorrilla s’abusèrent sur le moment, qu’ils choisirent mal ; l’Espagne, dégoûtée de l’anarchie, rejeta le fédéralisme et, fatiguée des révolutions, ne voulut pas faire une révolution de plus : elle recula de peur et d’horreur, ayant aperçu, derrière eux et sous le voile dont ils se couvraient, comme un spectre géant fait des ossemens de tous les Espagnols tués dans les guerres civiles. En un autre moment, peut-être elle ne se fût pas détournée si vite. Mais M. Salmeron s’abuse sur l’Espagne elle-même, sur l’Espagne de tous les momens. M. Ruiz Zorrilla s’est repenti de quelques-unes de ses erreurs, assez pour s’appliquer à ne plus froisser les sentimens religieux de ses concitoyens : c’est prouver qu’il connaît l’Espagne. M. Salmeron fait presque profession publique d’athéisme : c’est s’égarer de plus en plus dans l’abstraction et mal connaître son pays. Les républicains se proscrivent eux-mêmes en se disant athées : l’Espagne est encore très loin d’eux, plus loin peut-être que de saint Ignace ou de saint Dominique.

Elle eût été moins loin de don Emilio Castelar, en qui elle s’admirait et elle se complaisait. La personnalité de M. Castelar tranchait étrangement sur celle de ses trois coreligionnaires en république, qui, pour lui, n’étaient déjà plus que d’anciens coreligionnaires, tant les séparaient de nombreuses et sérieuses divergences. M. Castelar ne voulait pas, et tout, en lui, lui défendait de vouloir être fédéraliste comme M. Pi y Margall, ou révolutionnaire comme M. Ruiz Zorrilla, ou doctrinaire quand même et théoricien comme M. Salmeron.

Son vaste savoir, sa profonde culture, une longue familiarité avec la vie de tous les peuples dans tous les temps, la connaissance de l’Europe et de tous les hommes qui marquent en Europe, son patriotisme idolâtre, un grand sens artistique et comme un don poétique de divination l’avertissaient et le relevaient. Ainsi que les trois autres, en ses heures de jeunesse, il avait pu caresser l’utopie ; il ne l’avait pas épousée. Il avait reçu le pouvoir de M. Salmeron et, quoi qu’il en eût pu penser jadis, il s’en était servi en chef d’Etat pour appliquer toute la loi, que M. Salmeron, avec une obstination douce, voulait n’appliquer qu’en partie et pour écraser le cantonalisme, issu des prédications de M. Pi y Margall. De l’écrivain et de l’orateur, du tribun et du philosophe, de ce