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gouvernement, le maréchal Serrano, sans peur au combat et superbe sous les balles, redressé de toute sa haute taille, était, aux affaires, faible, mou, indécis, ne retrouvant que dans les grandes occasions son énergie et ses belles allures, mais ne sachant ou n’osant pas les faire naître, ces occasions de salut, et les laissant passer quand elles s’offraient ; trahi, du reste, ou mal servi, environné de pièges, joué sous la foi du serment, sentant peut-être que sa bonne volonté serait vaine et que l’heure des abandons était toute proche.

D’un bout à l’autre de l’Espagne, l’anarchie : un tel désordre moral, que des prêtres pillent et brûlent, dans le nord, en invoquant le nom de Dieu, comme le curé Santa-Cruz, et que l’on voit, dans le midi, des inconnus, comme un certain Solier, à Malaga, surgir du pavé de la rue et se déclarer chefs de peuple[1]. À l’anarchie civile répond l’indiscipline, qui est l’anarchie militaire. Un fléau et un second fléau. Nul remède. Pas une compagnie qui ne puisse tourner ; pas de régiment sûr de son colonel, pas de colonel sûr de son régiment. Aux extrémités de la hiérarchie, des capitaines généraux et des sergens sur lesquels il serait imprudent de compter, les uns et les autres capables de se donner à l’on ne sait qui.

On n’est d’accord que sur un point, on n’a qu’un sentiment commun, et c’est que tout s’en va : Eso se va ! Ce sentiment, on l’avait déjà éprouvé, avec ce qu’il renferme d’amertumes et d’angoisses, sous Pi y Margall et sous Salmeron. Castelar avait eu l’intelligence très claire et comme prophétique du péril ; il avait fait, pour y parer, le possible et presque l’impossible ; mais il avait été vaincu et il devait l’être, dans cette bataille qu’il était contraint de livrer à son parti en même temps qu’à ses adversaires. Le découragement était devenu profond et incurable, avoir l’absurdité, l’aveuglement des Cortès fédérales. Le soir du coup de main de Pavia, on eut un moment d’espérance, mais ce ne fut qu’une fleur d’un jour, flor de un dia, fanée et séchée en une nuit. Les hésitations de Serrano, ses tergiversations, ses irrésolutions, ses contradictions enfin, avaient ajouté par surcroît, — et il n’en était pas besoin, — une déception de plus aux déceptions passées et la frayeur de l’inconnu à la terreur du trop connu, si bien que du découragement de la veille elles avaient fait un désespoir, et le dernier de tous, le désespoir muet.

La république tombait comme un fruit gâté. Elle était virtuellement morte et n’attendait que l’instant de mourir

  1. Voy. A. Houghton, Les Origines de la Restauration des Bourbons en Espagne, 1 vol. in-8o ; Paris, Plon, 1890.