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occupées à filer avec des rouets faits sur le modèle de celui du campanile de Giotto et à Laxey, dans l’île de Man, un atelier où l’on tisse la laine donnée par les moutons noirs de l’île, sans le secours d’aucune machine moderne parce que le travail manuel développe les muscles et rend le corps humain plus beau. — A l’heure où le jeune Hunt lisait son premier livre, John Ruskin n’était pas encore l’auteur universellement connu, reproduit à des millions d’exemplaires qu’il est aujourd’hui ; mais déjà sa parole vive et acerbe faisait autorité. Seulement cette autorité était tout honoraire : on l’écoutait, mais on ne la suivait pas. Pour faire une révolution dans la peinture, le critique le plus éloquent ne suffit pas : il faut des peintres. John Ruskin n’en avait pas autour de lui et cherchait vainement à l’horizon des trois royaumes, si quelques hommes nouveaux n apparaîtraient pas, dont il pourrait faire ses disciples.


II

Tels étaient les choses et les êtres en Angleterre, lorsqu’un soir de l’année 1848, trois jeunes gens, un Italien d’origine et deux Anglais, camarades d’atelier, amis comme le sont les marins qui mettent à la voile en même temps et comptent qu’ils pourront s’aider les uns les autres, prenaient le thé chez le plus riche d’entre eux. Sur la table, était un recueil de gravures du Campo Santo de Pise. Ils le feuilletèrent, et comme tous trois étaient las des banalités de l’école, comme ils cherchaient depuis plusieurs années à quel maître se vouer pour échapper aux mouvemens généraux, aux gestes stéréotypés, aux expressions décalquées d’après les classiques, chaque nouveau décalque affaiblissant la beauté primitive de l’original, ces fresques du Campo Santo furent pour eux une révélation. Sans doute, des milliers de touristes avaient passé devant elles et n’avaient pas pour cela créé une école. Mais ces touristes n’étaient pas tourmentés du désir de se faire une place en dehors des Leslie, des Maclise et des Mulready, de percer, coûte que coûte, une voie nouvelle ; ils n’avaient pas l’ardeur des vingt ans… On cause de cet art simple, individuel, consciencieux, sans recettes ni pratiques d’atelier, qui est l’art de Benozzo Gozzoli et d’Orcagna. Il n’y a là ni convention élégante, ni pompe décorative. Il n’y a là qu’imitation de la nature la plus scrupuleuse, la plus minutieuse possible, et l’expression naïve, serrée, de l’idée religieuse. — Voyez ce cheval comme il renifle la mort !… et cet ermite comme il prie de tout son cœur ! et quelle doit être la couleur de tout cela ! sans doute celle des Van Eyck, des Francia, fraîche, brillante !…C’est qu’elle est appliquée