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singulier, ou bien ont exercé autour d’eux une vive influence : de sorte que leur biographie a de grandes chances d’être précieuse pour l’histoire de l’art, et pour l’histoire des mœurs et des idées de leur temps.

C’est ainsi que M. Paul Seidel vient de publier dans le Jahrbuch une très curieuse étude sur trois sculpteurs français : Gaspard Adam, Sigisbert Michel et Jean-Pierre Tassaert, qui tour à tour furent chargés par Frédéric le Grand de diriger à Berlin l’atelier royal de sculpture.

Je mettrais volontiers M. Seidel au premier rang des écrivains d’art de l’Allemagne. Laissant à ses confrères les vaines querelles d’attributions, il s’est uniquement préoccupé de nous donner une histoire exacte et complète des relations de Frédéric le Grand avec les artistes. Et déjà il a réussi à tirer de l’oubli certains maîtres du xviiie siècle qui, sans lui, nous seraient restés inconnus, en particulier Antoine Pesne, notre compatriote, et l’un des meilleurs portraitistes du XVIIIe siècle. Ce Pesne, et plusieurs artistes français mandés comme lui à Berlin par Frédéric le Grand, avaient eu à souffrir, jusqu’ici, d’une étrange disgrâce. Les historiens allemands les avaient négligés, en raison de leur origine française ; et les historiens français avaient refusé de s’occuper d’eux, laissant à l’Allemagne, leur patrie d’adoption, le soin de les apprécier. M. Seidel leur a enfin rendu justice. Mais en même temps il a fait revivre devant nous et nous a présenté sous un aspect nouveau la curieuse figure de Frédéric. A côté du politique, du soldat, et du lettré, que nous connaissions déjà, il nous a montré en lui l’amateur, le collectionneur, le brocanteur, s’enrageant à acquérir de belles œuvres d’art, mais au plus bas prix, et ne se faisant faute ni de tromper ses marchands (qui d’ailleurs le lui ont bien rendu) ni de revendre avec un bénéfice les ouvrages qui cessaient de lui plaire. Ame bizarre, déconcertante, toute pleine à la fois d’instincts généreux et de mesquinerie ! Les études de M. Seidel ne nous la rendent pas plus aimable, mais elles la rapprochent de nous, et nous permettent ainsi de la mieux juger[1].

Jaloux du faste et de la gloire de Louis XIV, Frédéric eut toute sa vie l’ambition de faire de Potsdam l’équivalent de Versailles. Mais toute sa vie il refusa de payer cette noble ambition du prix qu’il aurait fallu. De telle sorte qu’il dut se contenter toujours d’artistes et d’œuvres de second ordre. Sans compter que son dédain pour les artistes allemands l’a toujours amené à faire venir de l’étranger, de France et d’Italie, les peintres et sculpteurs qu’il voulait charger de la décoration de ses palais : et l’on comprend que les maîtres en renom n’acceptaient pas volontiers d’échanger le séjour de Paris pour celui de Berlin.

Si encore, à Berlin, il les avait accueillis en artistes ! Mais il les

  1. Voyez dans la Revue du 1er avril 1883 : Frédéric II et les Arts à la cour de Prusse, par M. Emile Michel.