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sous des antres qui menacent ruine ? » La pudeur enfin n’y est pas née, comme chez nous, de l’hypocrisie. « Enfonce-toi, si tu veux, dans la forêt obscure, avec la compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples Taïtiens de se reproduire sans honte à la face du ciel et au grand jour. » Les Taïtiens sont innocens : ils sont heureux. Car de se conformer à la nature, cela même serait le Bien si le Bien n’était par un mot vide de sens. Et c’est le bonheur.

La civilisation contrarie la nature ; chacune de ses inventions a contribué à nous en écarter davantage ; c’est de là qu’est venu tout le mal. La morale a créé la faute, la loi a créé la désobéissance, le châtiment a engendré la crainte. C’en a été fait de la paix du cœur et de la tranquillité de la vie. Voulez-vous savoir d’où procèdent toutes les souffrances de l’humanité ? C’est qu’il existait un code de la nature ; on y a ajouté un code civil et un code religieux ; mais au lieu de les calquer sur le premier on les a rédigés en contradiction avec lui ; et il est donc inévitable que l’homme désobéisse pour le moins à l’un d’eux. Dans ce conflit de prescriptions, pour suivre les unes il faut enfreindre les autres. On a fait pour chacun de nous de la faute et de ses suites une nécessité. — Une objection se présente. Si la morale est une construction artificielle et d’un artifice généralement nuisible, comment se fait-il qu’on l’ait inventée ? La réponse est aisée : C’est qu’il s’est trouvé des gens qui avaient intérêt à l’inventer. Ils se sont servis de ses règles conventionnelles et de ses principes prétendus pour imposer au reste du genre humain leur propre domination. « Ce n’est pas pour vous, mais pour eux que ces sages législateurs vous ont pétris et maniérés comme vous l’êtes. J’en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et religieuses ; examinez-les profondément, et je me trompe fort ou vous y verrez l’espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se promettait de lui imposer. » Les législateurs ont inventé la loi, comme les prêtres ont inventé la religion. Les uns et les autres avaient un même but : ils travaillaient à une même œuvre d’asservissement. — La conclusion s’impose. Faut-il civiliser l’homme ou l’abandonner à son instinct ? « Si vous vous proposez d’en être le tyran, civilisez-le, empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la nature ; faites-lui des entraves de toute espèce. Le voulez-vous heureux et libre ? Ne vous mêlez pas de ses affaires[1]. » Ce à quoi on nous convie c’est à anéantir ce lent travail par lequel l’humanité, depuis qu’elle existe, tâche à s’élever au-dessus des grossièretés de l’instinct et s’efforce d’échapper à la sujétion de la matière. L’idéal qu’on nous propose, c’est le retour à l’animalité primitive.

Telle est dans son fondement et dans ses conséquences la

  1. Voir pour les citations le Supplément au voyage de Bougainville.