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ni prêcheur plus enthousiaste, ni théoricien plus ému. A entendre Diderot, ni la peinture, ni la littérature, n’ont leur fin en elles-mêmes ; elles ne doivent servir que de moyens pour recommander le bien et l’honnêteté. Un tableau est sans valeur, qui n’exprime pas les douces joies de la famille. Une pièce de théâtre a manqué son objet, d’où nous ne sortons pas meilleurs. L’honnête ! l’honnête ! s’exclame l’auteur des Entretiens sur le fils naturel ; c’est où il faut sans cesse revenir. Pour sa part il y revient sans cesse. Le Père de famille, s’il n’est peut-être pas un drame, est à coup sûr un sermon, aussi édifiant et aussi ennuyeux que ceux qu’on débite au prône. Au cours d’un récit libertin éclate tout d’un coup une page en l’honneur du juste et du bien, et qui frappe d’autant plus qu’elle y était plus inattendue. Ces apostrophes ne sont d’ailleurs pas artifices de rhéteur, et ces exclamations ne sont pas des déclamations. Diderot est sincère. Il est naturellement transporté par le spectacle d’une action vertueuse. Il peut d’autant moins se défendre de l’impression qu’il en reçoit que cette impression est physique, que cette émotion est une commotion et qu’il peut désigner avec précision l’endroit où commence cet ébranlement qui se propage ensuite par tout le corps. « Le spectacle de l’équité me remplit d’une douceur, m’enflamme d’une chaleur et d’un enthousiasme où la vie, s’il fallait la perdre, ne me tiendrait à rien ; alors il me semble que mon cœur s’étend au dedans de moi, qu’il nage ; je ne sais quelle situation ( ? ) délicieuse et subite me parcourt partout ; j’ai peine à respirer ; il s’excite à toute la surface de mon corps comme un frémissement ; c’est surtout au haut du front, à l’origine des cheveux qu’il se fait sentir ; et puis les symptômes de l’admiration et du plaisir viennent se mêler sur mon visage avec ceux de la joie, et mes yeux se remplissent de pleurs[1]. » Mlle Volland à qui il décrit ces curieux symptômes les connaissait bien. Elle avait vu son amant, jusque dans ses bras, mêler ces transports à d’autres transports : « Ah ! ma Sophie, qu’il est doux d’ouvrir ses bras, quand c’est pour y recevoir et pour y serrer un homme de bien ! » Diderot est unique pour avoir jusqu’en de pareils momens goûté l’ivresse de la vertu.

En quoi consiste donc cette vertu dont Diderot est un partisan si chaud ? Derrière ces grands mots quelles théories s’abritent ? Quelle est cette morale au profit de laquelle se dépense tant d’éloquence et coulent tant de larmes ? — On nous fait remarquer ici que Diderot est l’homme de toutes les contradictions. Ne se souvient-on pas de telle phrase où il est dit que la tête d’un Langrois sur ses épaules est comme un coq d’église en haut d’un clocher ? Et peut-on s’emparer contre Diderot d’opinions qu’il dément lui-même l’instant d’après ?… Or ces contradictions sont beaucoup moins réelles qu’on n’a d’intérêt à le dire. Elles

  1. Diderot, XVIII, 504.