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horreurs de cette captivité de Vincennes où il ne fut pas si étroitement gardé qu’il ne pût s’en échapper pour aller surprendre l’infidèle Mme de Puisieux. On convient que si l’Encyclopédie, qui n’était rien de moins qu’une machine de guerre dirigée contre toutes les institutions établies, a pu s’achever sans que le travail en fût interrompu pendant plus de six mois, c’est que les lois pouvaient être sévères, mais la façon dont on les appliquait était moins rigoureuse. Et enfin, pour un martyr, Diderot était décidément de trop belle humeur, et pour un ascète, il se nourrissait trop bien… Mais on continue à nous parler, en même temps que de son désintéressement, de son zèle pour la justice et l’équité et de l’indépendance de son caractère. C’est donc qu’on oublie les rapports du philosophe avec l’impératrice de toutes les Russies. Diderot était fort loin de souffrir de la misère le jour où il reçut pension de Catherine. Mais de ce jour-là et par manière de reconnaissance, il se considère comme un sujet de la Sémiramis du Nord. Il s’emploie avec le dévouement le plus actif au service de celle qu’il appelle « notre Souveraine ». Il s’ingénie pour approvisionner ses palais d’œuvres d’art et sa cour d’hommes de valeur. Mis en sa présence, il l’a à peine entrevue qu’il est rempli d’une émotion délicieuse. « Quelle souveraine ! Quelle femme étonnante ! » Il reçoit justement l’impression que fait aux dévots, quand ce n’est pas aux amoureux, l’objet de leur culte. S’il déplut, en dépit de tout, ce ne fut point qu’il manquât d’enthousiasme, mais la faute en fut plutôt à sa familiarité et à son humeur brouillonne. Comme d’ailleurs la Russie offrait alors le spectacle le plus complet du despotisme, de l’inégalité des conditions, de l’oppression des humbles et enfin de tous les abus que Diderot combattait en France, c’est donc qu’il y avait pour lui deux justices et, comme dit l’autre, deux morales. Il n’y aurait pas d’exemple d’une adulation plus aveugle ou plus complaisante, si Voltaire, par ses flagorneries à l’adresse de Frédéric, ne s’était arrangé pour défier toute concurrence. Et sans doute il est au moins fâcheux que ces émancipateurs de la pensée moderne aient autorisé de leur « philosophie » les pires iniquités dont l’histoire ait gardé le souvenir.

Dévoué à ses amis, Diderot ne leur a marchandé ni ses idées, ni sa peine, ni son temps. Il a rendu à Grimm des services de plus d’un genre. Il a écrit pour Galiani, pour Raynal, pour d’Holbach des pages ou des volumes qu’ils signaient hardiment de leur nom. Lui-même a témoigné pour la fortune de quelques-uns de ses livres une insouciance dont il faut lui laisser le mérite, si c’en est un. Il ne s’ensuit pas qu’il ait été également insoucieux de sa réputation. L’insistance avec laquelle il parle de soi et les éloges qu’il ne cesse de se décerner sont des signes d’autant de vanité pour le moins que d’orgueil. Cette vanité est chatouilleuse. Il ne fait pas bon avoir médit de Diderot. Palissot fît pour son compte l’épreuve de cette « bonhomie qui touche