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les choses, et la plus riche en détails scabreux. La passion toute pure y déborde à chaque page. C’est l’amour le plus enthousiaste, le plus naïf et le plus jeune ; on voudrait oublier seulement que cet amoureux de vingt ans a passé la cinquantaine et n’être pas obligé de se souvenir qu’il y a un âge pour toutes choses. — Ce mari distrait a du moins la prétention d’être le modèle des pères ; et de fait c’est bien sur son modèle qu’il pensait tracer le type idéal du Père de famille. Il a une fille, Angélique, de qui il écrit : « Je suis fou à lier de ma fille ; si je perdais cette enfant, je crois que je périrais de douleur. » Que cette fille tombe malade : « J’arrive, écrit-il à Mlle Volland, je jette en passant mon sac de nuit à ma porte et je vole sur le quai des Miramiones ; j’y trouve une de vos lettres ! Je m’en retourne chez moi à minuit ; je trouve ma fille attaquée de la fièvre et d’un grand mal de gorge : je n’ai pas osé m’inquiéter de sa santé… Je devais partir demain pour le Grandval ; voilà un accident qui pourrait bien retarder mon voyage[1]. » L’accident retarda d’un jour le voyage. Aussi bien se prend-on à souhaiter que Diderot eût été moins souvent encore auprès de sa fille, quand on voit de quelle manière il entend l’éducation qu’il lui faut donner. Un jour qu’il s’était allé promener avec elle, et comme elle allait avoir quinze ans, il jugea bon de lui révéler tout ce qui tient à l’état de la femme et débuta par cette question : « Savez-vous quelle est la différence des deux sexes ? » C’est par les lettres à Mlle Volland que nous savons la plupart des détails de l’intérieur de Diderot. Il se plaint de sa femme à sa maîtresse. Les deux noms de Sophie et d’Angélique se brouillent dans, son imagination attendrie. « O ma Sophie, combien de beaux momens je vous dois ! combien je vous en devrai encore ! O Angélique, ma chère enfant, je te parle ici…[2]. » En vérité M. Rei-nach a raison : Diderot manque de goût. Mais quelle étrange idée de transformer l’amant de Mme de Puisieux et de Mlle Volland en un « bon père, à qui il n’a pas tenu qu’il fût un bon mari ! » L’auteur d’une étude consciencieuse et judicieuse sur Diderot, l’homme et l’écrivain[3], — à laquelle nous faisons plus d’un emprunt, — M. Louis Ducros, dit avec plus de raison : « Diderot oublia aussi complètement ! que possible qu’il était marié et se souvint de loin en loin qu’il avait une fille. » Après cela et suivant une théorie commode, qu’on (refuse d’appliquer les règles de la morale commune à l’un des porte-parole de la philosophie au XVIIIe siècle, et qu’on le dispense, si l’on veut, des vertus bourgeoises ; ce qui est véritablement impossible, c’est tout à la fois de l’en dispenser et de l’en parer.

C’est depuis quelque temps seulement qu’on a renoncé à poser Diderot en martyr de la libre pensée. On ne déclame plus sur les

  1. Diderot, XVIII, 580.
  2. Diderot, XVIII, 504.
  3. 1 vol. chez Perrin.