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la couleur de son esprit, à moins qu’on n’aille jusqu’à supposer que l’œil seul et la main soient suffisans pour produire, je ne dirai pas seulement une imitation exacte, mais même quelque ouvrage que ce soit ? Pour que le réalisme ne soit pas un mot vide de sens, il faudrait que tous les hommes eussent le même esprit, la même façon de concevoir les choses.

Voir ce que j’ai dit dans les petits calepins bleus[1] sur la contradiction qu’il y a au théâtre entre le système qui veut suivre les événemens comme ils sont et celui qui les présente et les dispose dans un certain ordre en vue de l’effet. Car quel est le but suprême de toute espèce d’art, si ce n’est l’effet ? La mission de l’artiste consiste-t-elle seulement à disposer des matériaux et à laisser le spectateur en tirer comme il pourra une délectation quelconque, chacun à sa manière ? N’y a-t-il pas, indépendamment de l’intérêt que l’esprit trouve dans la marche simple et claire d’une composition, dans le charme des situations habilement ménagées, une sorte de sens moral attaché même à une fable, qui la fera ressortir avec plus de succès que celui qui a disposé à l’avance toutes les parties de la composition, de telle sorte que le spectateur ou le lecteur soit amené sans s’en apercevoir à en être saisi et charmé ? Que trouvé-je dans un grand nombre d’ouvrages modernes ? Une énumération de tout ce qu’il faut présenter au lecteur, surtout celle des objets matériels, des peintures minutieuses de personnages, qui ne se peignent pas eux-mêmes par leurs actions. Je crois voir ces chantiers de construction où chacune des pierres taillées à part s’offre à ma vue, mais sans rapport à sa place dans l’ensemble du monument. Je les détaille l’une après l’autre au lieu de voir une voûte, une galerie, bien plus un palais tout entier dans lequel corniches, colonnes, chapiteaux, statues même, ne forment qu’un ensemble ou grandiose ou simplement agréable, mais où toutes les parties sont fondues et coordonnées par un art intelligent.

Dans la plupart des compositions modernes, je vois l’auteur appliqué à décrire avec le même soin un personnage accessoire et les personnages qui doivent occuper le devant de la scène. Il s’épuise à me montrer sous toutes ses faces le subalterne qui ne paraît qu’un instant, et l’esprit s’y attache comme au héros de l’histoire. Le premier des principes, c’est celui de la nécessité des sacrifices[2].

  1. Ces calepins bleus n’ont pas été retrouvés.
  2. Cette nécessité des sacrifices sur laquelle il s’est longuement étendu on ce qui concerne la peinture, Delacroix l’appliquait aux compositions littéraires : « Dans certains romans comme ceux de Cooper, par exemple, il faut lire un volume de conversations et de descriptions pour trouver un moment intéressant : ce défaut dépare singulièrement les ouvrages de Walter Scott, et rend bien difficile de les lire : aussi l’esprit se promène languissant au milieu de cette monotonie et de ce vide où l’auteur semble se complaire à se parler à lui-même » (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 408.)