Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/36

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Londres et de Vienne, étaient de jour en jour plus nombreux et donnaient lieu à des contestations de plus en plus vives. Ce n’était pas, comme on aurait pu le croire, par le fait du nouveau chancelier d’Etat, le comte de Kaunitz qui, à son retour de Paris, loin de remettre en avant ses projets d’innovation diplomatique, s’en était montré, au contraire, assez découragé. Il parlait dédaigneusement de tout ce qu’il avait vu en France et du peu de cas qu’on devait faire d’une cour et d’une nation devenues aussi incapables de tout grand dessein. Il s’appliquait à faire croire que cette épreuve lui ayant suffi, il était pleinement rentré dans l’ornière de ce qu’on appelait le vieux système. Son langage en toute circonstance était propre à calmer les inquiétudes du ministre Keith et à tromper jusqu’à la vigilance de Frédéric. En réalité, pourtant, ses sentimens n’avaient pas changé : il continuait à penser que l’Autriche, n’ayant qu’un ennemi sérieux, n’avait aussi qu’un allié possible. Mais sûr que sa conviction était partagée par l’impératrice, il savait aussi quel empire la routine d’une tradition, à ses yeux surannée, exerçait encore sur l’esprit de ses collègues du conseil impérial et de l’empereur lui-même, et n’ayant rien rapporté de son ambassade qui lui permît de les réduire au silence, il attendait avec un mélange de perspicacité et de patience qui lui fait honneur que la lumière des événemens eût dissipé les préjugés, et que la force des choses triomphât des répugnances[1].

Ce jour qu’il attendait, il le vit se préparer quand les menaces bruyantes d’une partie du ministère français et les excitations belliqueuses de Frédéric avertirent tout le monde qu’il fallait pourvoir sérieusement à la défense des Pays-Bas. Rien n’était prêt, en effet, on l’a vu, sur cette frontière pour faire face à une brusque invasion de la France ; tout se ressentait au contraire de la situation vraiment bizarre que le fameux traité de la Barrière avait imposée à ces provinces si récemment attachées aux possessions de la monarchie autrichienne et si éloignées de leur centre. On sait qu’en vertu d’une stipulation du traité d’Utrecht véritablement sans exemple, la république de Hollande conservait le droit d’entretenir des garnisons dans une ceinture de places fortes situées en dehors de son territoire, qui étaient censées servir de rempart à sa propre sécurité contre les menaces et les vues ambitieuses

  1. Keith au duc de Newcastle, 21 avril 1754, 30 janvier 1754 (Correspondance d’Autriche : Record office). — Pol. Corr., t. IX, p. 38. Frédéric écrit à milord Maréchal le 25 mai 1753 : « On croit que le comte de Kaunitz doit être chaudement dans les idées de l’Angleterre et fort imbu du système que la cour de Vienne fallait (sic) se lier avec les puissances maritimes. »