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progrès matériel. Elle offrait un terrain prédestiné pour une organisation sociale faite d’élémens très archaïques, qui obéissait à une autorité sacerdotale prépotente, qui consacrait l’immutabilité comme un devoir et la hiérarchie établie comme une loi naturelle.

Ce régime se rattache surtout par une convenance frappante au plus populaire, au plus caractéristique peut-être, au plus permanent à coup sûr, des dogmes qui dominent la vie religieuse de l’Inde, à la métempsycose. L’immobilité des cadres dans lesquels la caste enferme la vie, se justifie et s’explique d’elle-même, par une doctrine qui fonde la condition terrestre de chacun sur la balance de ses actions antérieures, bonnes et mauvaises. Le sort de tout homme est fixé par le passé : il doit être, dans le présent, déterminé et immuable. L’échelle des rangs sociaux correspond fidèlement à l’échelle infinie des mérites moraux et des déchéances morales.

Toutes ou presque toutes les sectes issues de l’hindouisme ont accepté la métempsycose comme une certitude indiscutable ; toutes ou presque toutes ont accepté la caste sans révolte. Le bouddhisme ne fait, du point de vue de la profession religieuse, aucune différence entre les castes. Toutes sont admises sans difficulté et sans distinction dans le corps des moines, toutes appelées au salut. Logiquement ces prémisses devraient aboutir à la suppression des castes. Il n’en est rien. La polémique directe ne s’éveille que tardivement, et alors, — par exemple dans un livre qui y est tout consacré, la Vajrasoâchî, — elle prend la forme spéciale d’une attaque dirigée contre les privilèges de la classe brâhmanique. C’est une lutte d’influence entre deux clergés, non une protestation systématique contre un régime hors duquel les bouddhistes eux-mêmes ne concevaient pas l’existence sociale.

Diverses socles ascétiques suppriment de même pratiquement la caste ; elles admettent et rapprochent sans réserve dans leur ordre religieux tous les postulans. Chez plusieurs cette égalité se symbolise, lors de la consécration des adeptes, par la destruction solennelle du cordon sacré. Comment exprimer mieux la suppression de tout lien familial, la renonciation au monde ? C’est l’équivalent de ces cérémonies funèbres qui, je l’ai dit, signalent l’exclusion de la caste. Il s’agit, non de renverser un système qui est le fondement même de la vie nationale, mais de créer, à l’intérieur de ce cercle immense, un groupe plus ou moins étendu de saints qui s’évadent du monde et rompent tous ses liens. Pour la masse des adhérens, la caste subsiste incontestée ; dans nombre de cas, la nouvelle communauté de foi sert de levier à la création de sections nouvelles. Nous ne sommes plus au temps où il pouvait être permis de