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souvenir du Dix-Huit Brumaire il se fût rallié au Deux Décembre.

Son testament a ajouté une dernière mystification à toutes celles dont il avait rempli son existence. Il y annonçait des Mémoires et en renvoyait la publication à un délai très éloigné, indiquant par cette prudence qu’ils étaient gros de révélations foudroyantes. Leur lecture a déçu l’attente publique. Vides, si ce n’est de pièces diplomatiques, la plupart rédigées par ses collaborateurs, débordans de faussetés, insignifians ou ennuyeux, sauf en quelques pages agréablement tournées, ils n’ont été foudroyans que pour sa renommée, en mettant hors de doute, par ses propres aveux, la plupart des mauvaises actions dont on l’accusait.

Nul dans ce siècle n’aura été plus funeste par le spectacle démoralisateur des bonnes fortunes de son cynisme. Il s’est beaucoup moqué des hommes, pas assez cependant, puisqu’il a encore des admirateurs. « Il aimait la France, » a dit récemment l’un d’eux. Certainement, comme l’on aime la ferme qui rend de gros revenus. D’après Sainte-Beuve, cet amour lui a rapporté une soixantaine de millions[1].

Chateaubriand l’a flagellé ; le chancelier Pasquier, dans ses Mémoires, remarquables par la sagacité des appréciations, la justesse des analyses, la sûreté des renseignemens, l’a jugé en magistrat. Vitrolles est celui qui l’a le mieux défini : « Les deux mobiles de cette existence aux phases si variées, a-t-il dit, ont été l’amour des femmes et l’amour de l’argent ; toute son ambition, loin d’être le but, n’a été qu’un moyen de satisfaire ces deux passions. La politique était son industrie[2]. » Ceux qui ont mis Leur patriotisme à détester Napoléon ont voulu faire de Talleyrand un homme d’Etat extraordinaire. Pour ses contemporains, il fut surtout un intrigant hors pair, le premier des politiciens.

La politique était son industrie : c’est le mot définitif sur le diplomate d’Erfurt et de Vienne.


EMILE OLLIVIER.

  1. C’est le chiffre établi par Sainte-Beuve dans sa remarquable étude, pages 62, 85, 95. On voit qu’il s’agit de bien autre chose que des gratifications et dons diplomatiques d’usage anciennement. La vénalité de Talleyrand, vigoureusement affirmée par Chateaubriand dans ses Mémoires, reconnue par Bulwer Lytton dans sa belle biographie, de notoriété publique parmi ses contemporains, a été matériellement démontrée dans la Biographie universelle de Michaud et dans celle de Didot. Les Mémoires du chancelier Pasquier la confirment par le détail. Causa finita est.
  2. Mémoires, t. III, p. 443.