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Toutes les précautions avaient été prises, en effet, du côté de la France pour éviter un conflit prématuré. Les colons anglais et français appelant les uns comme les autres les forces de leur mère patrie à leur secours, deux escadres avaient bien dû être préparées, l’une à Plymouth et l’autre à Brest, pour leur porter les renforts qu’ils attendaient. L’importance des deux convois devait être égale ; mais au dernier moment, et la flotte française ayant déjà pris la mer, on craignit dans le conseil de Louis XV que cette égalité même ne parût une disposition faite dans l’attente d’un combat, et, pour éviter toute apparence de provocation, on rappela la moitié des vaisseaux qui étaient encore en vue, ainsi que l’amiral qui devait commander l’expédition : le reste du convoi seul continua à faire voile sous la direction de son lieutenant. L’escadre anglaise, n’en persista pas moins à suivre à la trace la française ainsi réduite, dans des intentions évidemment hostiles, et l’aurait rejointe dans les eaux de Terre-Neuve, si, devant une menace à laquelle on ne devait pas s’attendre, le plus grand nombre de nos vaisseaux ne s’était hâté de s’échapper en remontant le fleuve Saint-Laurent, à travers des passes d’une extrême difficulté que personne n’avait encore franchies. Deux seulement, l’Alcide et la Lys, s’étant égarés dans le brouillard, furent surpris et durent se rendre après cinq heures d’une résistance vaillamment soutenue.

Cette fois le gant était jeté, et la guerre était là avant qu’on eût pris son parti sur le mode à suivre pour la soutenir. Le trouble fut extrême, mais comme c’est l’ordinaire dans les conseils où aucune fermeté de direction ne se fait sentir : la surprise et l’urgence même du péril ne firent qu’accroître l’irrésolution. La division, déjà très grande dans le ministère, passa à l’état aigu et se communiqua à tout l’entourage royal. Dans la partie vive et ardente de la cour, dans l’état-major militaire qui environnait le ministre de la guerre, il n’y eut qu’un cri : c’est que l’Angleterre ne se serait jamais portée à un tel excès d’insolence et d’audace si elle n’avait été sûre d’être appuyée par ses alliés. C’était donc un trait nouveau de l’astuce et de la perfidie si bien connues et tant de fois éprouvées de la maison d’Autriche. C’était un coup prémédité, et les grâces de Kaunitz comme les paroles flatteuses de Marie-Thérèse n’avaient eu d’autre but que d’endormir la France afin de la prendre par surprise ; dès lors, rien de plus simple, c’était en Flandre qu’il fallait courir pour venger l’injure. La conquête serait là l’œuvre d’un jour, aucune des places démantelées pendant la dernière guerre n’étant encore remise en état complet de défense ; et si, comme il fallait bien s’y attendre et même l’espérer, l’Angleterre prenait fait et cause pour le maintien de ce