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opérer la restauration totale de la Pologne, que les instructions de notre gouvernement avaient déclarée impossible. Il retourne Castlereagh, le plénipotentiaire anglais, d’abord favorable. Craignant d’être contrecarré par des considérations de famille, il n’hésite pas à blesser au vif Alexandre, en dissuadant Louis XVIII du mariage du duc de Berry avec la grande-duchesse Anne, demandée naguère par Napoléon. Il se sert de son moyen habituel, la flatterie à outrance. « Il y a huit mois, quoique la déplorable infirmité des facultés intellectuelles parût comme un funeste apanage de la maison de Holstein, une alliance avec la Russie pouvait paraître et lui avait paru à lui-même offrir des avantages. Mais, aujourd’hui que la Providence a pris soin d’affermir elle-même le trône qu’elle a miraculeusement relevé ; aujourd’hui qu’il est environné et gardé par la vénération et l’amour des peuples ; maintenant que la coalition est dissoute, que la France n’a plus besoin de compter sur des secours étrangers, et que c’est d’elle, au contraire, que les autres puissances en attendent, Votre Majesté, dans le choix qu’elle fera, n’a plus à sacrifier à la nécessité des conjonctures aucune des convenances essentielles à ce genre d’alliance[1]. »

Enfin, par la signature d’un traité d’alliance défensive et offensive (3 janvier 1815) avec les deux gouvernemens les plus acharnés a notre abaissement définitif, il transforme une coalition, d’abord purement morale, en une coalition matérielle contre le seul prince qui, méditant dès lors une alliance intime, loin de songer à nous réduire à l’état de puissance de second ordre, eût étendu volontiers nos frontières du côté du Rhin, et même un peu sur la Belgique[2].

Ce traité n’était qu’une embûche. L’Angleterre et l’Autriche épuisées ne songeaient nullement à en venir aux mains avec leur ancien allié : elles ne visaient qu’à nous tenir en bride. A notre première velléité de rechercher l’alliance russe redoutée par elles, elles eussent communiqué au Tsar, pour l’arrêter, le pacte signé contre lui. Talleyrand crut faire un coup de maître, il était dupé.

Les intérêts majeurs de la France avaient été sacrifiés plus encore qu’à Erfurt. Cependant on ne peut nier que Talleyrand n’ait été un habile et heureux négociateur. Fort obéré à son départ, ayant perdu beaucoup dans la faillite d’une maison de Bruxelles, s’étant vu contraint par Napoléon de restituer une forte somme extorquée à la ville de Hambourg, il avait vendu au trésor particulier de l’Empereur son hôtel de la rue de Varenne et acquis

  1. Au roi Louis XVIII, 25 janvier 1815.
  2. Vitrolles, Mémoires, t. II, p. 125, 145. — Macdonald, Souvenirs, p. 281.