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été le bon sens de Napoléon, a-t-on répété, oubliant celui qui le fut en réalité, Cambacérès. C’est maintenant qu’on va s’en assurer. Comment emploie-t-il, pour son compte et pour le nôtre, ce bon sens qu’aucune volonté supérieure ne gêne plus ?

D’un trait de plume, par un simple armistice (23 avril 1814), sans paraître soupçonner la gravité de son acte, en retour de l’évacuation du territoire français, tel qu’il se trouvait au 1er janvier 1792, il abandonne toutes les conquêtes de la Révolution et de l’Empire, cinquante places fortes occupées par nos troupes, un immense matériel estimé au moins à un milliard et demi. Il n’exige, ne tente d’obtenir, en retour, aucune garantie pour une paix moins désastreuse, aucune atténuation des sacrifices inévitables. Les ennemis mêmes s’en étonnent. Un des plus acharnés à notre perte, le Prussien Stein, s’écrie : « La France se dessaisit par l’inadvertance honteuse de son ministère des gages d’une paix moins défavorable. » En effet, après cet effondrement du 23 avril, le traité de Paris (30 mai 1814) ne pouvait être qu’une capitulation sans merci aux pieds de l’envahisseur. La supériorité de talent du négociateur était trop admise pour que le murmure public l’accusât d’incapacité. « Les contemporains ont affirmé, dit Vaulabelle, que plusieurs millions furent le prix de cet indigne abandon. Est-ce une calomnie ? Nous ne le croyons pas[1]. »

Dans son administration il se montre insouciant, inexact, sans prévision et sans sollicitude, laissant tout aller au hasard, uniquement occupé de ne pas se fatiguer ou de ne pas s’ennuyer, aussi incapable de reconstruire qu’il avait été supérieur à démolir. Il ne déploya de diligence qu’en ses propres affaires. Au milieu de ses intrigues générales, de ses billets galans, de ses traités, il trouva le temps de préparer la thèse de contre-vérité qu’il méditait déjà pour sa glorification. Il fit rechercher dans les archives du ministère notamment tous les rapports constatant qu’il avait poussé à l’expédition d’Espagne et les détruisit[2]. Il ne négligea pas non plus ses petits intérêts privés. En peine de se débarrasser d’une maison de plaisance, Saint-Brice, à peu de distance de Saint-Denis, il contraignit le fermier général des jeux à la lui acheter 250 000 francs, payés immédiatement[3].

  1. Histoire des deux Restaurations, t. II, p. 46. — Rovigo, Mémoires, t. VII, p. 255. — Macdonald, Souvenirs, p. 281 : « La vindicte publique protestait alors que ce n’était pas gratuitement qu’il avait été conclu (ce traité honteux). »
  2. Le fait est attesté par Mènerai et par Chateaubriand.
  3. Rovigo, Mémoires, t. VII.