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aux alliés. Prudent néanmoins, même à ce moment, il se crée à tout hasard une justification de n’avoir pas suivi l’Impératrice en se faisant arrêter à la barrière par des gardes nationaux, compères apostés par son ami Rémusat. Retenu ainsi dans la place, il entreprend à visage découvert une de ces œuvres de destruction pour lesquelles il était né.

L’entrée des alliés à Paris a été l’apogée de Talleyrand. Alexandre, confiant dans la loyauté de son correspondant dont il ignorait l’asservissement aux intérêts de l’Autriche, était descendu à l’hôtel de la rue Saint-Florentin. Clément, généreux, loin de songer à dépecer la France, il ne vise qu’à la captiver, à connaître sa volonté afin de la respecter. Son animosité contre Napoléon, auquel, malgré les événemens de 1812, il conserve encore de la sympathie[1], tomberait s’il croyait que le vœu public est pour son maintien.

Talleyrand le proclame « le héros de son imagination et de son cœur » ; il le flatte et il le trompe. Quoique sachant l’opposition du peuple de Paris au rétablissement des Bourbons[2], il affirme qu’on le désire ardemment. Pour donner une apparence de vérité à sa tromperie, il obtient du Sénat le décret de déchéance, et de Marmont, la défection. Il annonce ce dernier acte, qui achève Napoléon, à la duchesse de Courlande d’un ton tout particulier de contentement : « Chère amie, le maréchal de Marmont vient de capituler avec son corps. C’est l’effet de nos proclamations et papiers. Il ne veut plus servir pour Bonaparte contre la pairie. Je vous prie de dîner ici avec Dorothée (la duchesse de Dino, un « cher ange » aussi), que j’embrasse. Je vous aime. »

L’armée hors de combat, le Sénat conservateur, au nom du peuple français, appelle au trône François-Xavier, frère du dernier roi (6 avril). En quelques semaines la France étourdie, surprise, confisquée, avait glissé de Napoléon aux Bourbons. Il ne manquait plus à la consommation de l’événement que la signature de la victime : on l’obtint. À bout de forces après tant d’efforts surhumains, obsédé par l’impatience de repos de ses maréchaux, Napoléon abdique à Fontainebleau.

Alors Talleyrand devient le chef incontesté du gouvernement jusqu’à l’arrivée du roi. Il est enfin en situation de montrer son génie. Jusque-là il avait été subordonné, le voilà maître. Il avait

  1. Joseph de Maistre à Victor-Emmanuel, 28 octobre 1812.
  2. Bien souvent, pour détruire une assertion de Talleyrand, il suffit de recourir à Talleyrand lui-même. Voici ce qu’il écrivait à Alexandre le 13 juin 1814 : « Je conviens que vous avez vu à Paris beaucoup de mécontens… Qu’est-ce que Paris après tout ? La province, voilà la vraie France : c’est là qu’on bénit réellement le retour de la maison de Bourbon. » On ne le bénissait pas plus en province qu’à Paris.