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demandait Pasquier, êtes-vous si opposé à l’archiduchesse d’Autriche ? — Parce que avant deux ans nous aurons la guerre avec celle des deux puissances dont l’Empereur n’aura pas épousé la fille. Or une guerre avec l’Autriche ne me cause aucune inquiétude, et je tremble d’une guerre contre la Russie ; les conséquences en sont incalculables[1]. »

Talleyrand apercevait cette éventualité aussi bien que Cambacérès, et il poussait vers l’archiduchesse Marie-Louise par la même raison qui décidait l’archichancelier à se prononcer contre elle. Il en convient dans ses Mémoires, un peu embarrassans en ce point comme en tant d’autres pour les crédules qui ont pris au sérieux ses paroles de comédien. « Mon motif secret était que la conservation de l’Autriche dépendait du parti que l’Empereur allait prendre, mais ce n’était pas là ce qu’il fallait dire[2]. » C’est, en effet, ce qu’il ne dit pas, quoique le voyant très bien. Ce qu’il dit surtout, pour entraîner par les fumées de l’orgueil au parti funeste, fut qu’époux d’une princesse d’aussi antique lignée, le chef du nouvel empire n’aurait plus rien à envier aux Bourbons. Ainsi, à ce moment, la duplicité de Talleyrand était en partie double. Il jouait Napoléon pour Alexandre, et Alexandre pour Metternich son véritable client.

Les craintes de Cambacérès comme les espérances de Talleyrand ne se réalisèrent que trop. L’Empereur François ne se fit pas prier, il accorda son consentement avec autant de bonne grâce qu’Alexandre en avait mis de mauvaise à ne pas accorder le sien. Napoléon ne se croyant plus obligé à se montrer condescendant refuse de signer la convention préparée sur la Pologne. Alexandre s’offense à son tour du coup qu’il s’était attiré. Dès lors tout est rompu entre les deux souverains. Les négociations qui suivirent furent sans intérêt comme sans efficacité ; elles ne pouvaient pacifier le véritable motif de la querelle, la blessure personnelle qu’on s’était portée réciproquement.

Pour venger la sienne, Napoléon, cédant à son tempérament offensif une fois de plus, se jette dans les steppes russes. Ce fut la stupeur de l’Europe. Il est devenu fou ! s’écria-t-on. « Napoléon, écrivait de Pétersbourg Joseph de Maistre, perd évidemment la tête en s’avançant ainsi qu’il le fait ; il ne peut plus être sauvé que par son étoile, mais quand on se fie aux étoiles, à la fin on est dupe… je ne sais en vérité comment ce furieux se tirera de là[3] ! »

Cette expédition qui, de l’avis de Wellington et de beaucoup

  1. Pasquier, Mémoires, t. Ier, p. 378.
  2. Talleyrand, Mémoires, t. II, p. 9.
  3. Lettre du 2-14 septembre 1812.