Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/255

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au-dessus de tout soupçon, pour les rapports secrets qu’il avait à cœur de continuer[1]. »

De retour à Paris, il voulut trop tôt pousser à bout la trame commencée à Erfurt. Persuadé que Napoléon allait succomber en Espagne, il se réconcilie avec Fouché pour organiser, à l’aide de Murat et de Caroline, le renversement de L’Empire. Napoléon, averti par le fidèle La Valette, accourt. Le 29 janvier 1809, à son grand lever, devant tous les ministres et les grands officiers, dignitaires de la couronne, en se promenant de long en large avec des gestes de colère, il se déchaîne dans les plus terribles paroles : « Vous êtes un lâche, un traître, un voleur ; vous ne croyez pas même en Dieu ; vous avez toute votre vie manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde : il n’y a rien de sacré pour vous ; vous vendriez votre père. Je vous ai comblé de biens, et il n’y a rien dont vous ne soyez capable contre moi. Ainsi depuis dix mois vous avez l’impudeur, parce que vous supposez à tort et à travers que mes affaires en Espagne vont mal, de dire, à qui veut l’entendre, que vous avez toujours blâmé mon entreprise sur ce royaume, tandis que c’est vous qui m’en avez donné la première idée, qui m’y avez persévéramment poussé. Et cet homme, ce malheureux (le duc d’Enghien), par qui ai-je été averti du lieu de sa résidence ? Qui m’a excité à sévir contre lui ? Quels sont donc vos projets ? Que voulez-vous ? Qu’espérez-vous ? Osez le dire. Vous mériteriez que je vous brisasse comme un verre ; j’en ai le pouvoir, mais je vous méprise trop pour en prendre la peine[2]. » Cela pendant une demi-heure, sans que Talleyrand, terrassé, risquât un mot de justification. Le lendemain, il était remplacé dans ses fonctions de grand chambellan avec interdiction d’entrer à toute heure dans le cabinet impérial, afin qu’il ne pût se targuer d’avoir conseillé ou déconseillé certains actes.

On ne lui avait pas interdit l’accès de la cour, supposant qu’il ne se risquerait pas à y paraître. Dès le prochain dimanche, il arrivait le premier à la réception du soir. L’Empereur, en passant devant lui, détourna la tête et adressa la parole à son voisin. Néanmoins, il était encore à la même place le dimanche suivant et les dimanches successifs. Cette obséquieuse assiduité finit par obtenir quelques paroles banales. Au sortir de ces audiences, dans lesquelles sa haine s’excitait par les humiliations, ou bien il avertissait Metternich que l’Autriche était menacée et conseillait de prévenir l’attaque ; ou bien il envoyait des rapports inquiétans à

  1. Pasquier, t. III, p. 338.
  2. Meneval, Chateaubriand, Thiers, Pasquier, tome Ier, page 357.