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Talleyrand insista si bien et parvint à gagner une telle influence sur les sentimens du mobile Alexandre, que les offres, les caresses, les emportemens de Napoléon n’en obtinrent rien de sérieux. Le Tsar répondit dilatoirement sur le mariage, s’en référant à sa mère. Il signa une convention confirmative en apparence de l’alliance de Tilsit, mais avec des réserves qui la rendaient difficile, et avant de regagner ses États, il écrivit de sa propre main à l’empereur d’Autriche afin de dissiper les craintes que l’entrevue avait inspirées. Ce manège souterrain avait été dextrement conduit ; Napoléon, n’en soupçonnant rien, quitta Erfurt, confiant, heureux, enivré, convaincu d’avoir définitivement subjugué Alexandre, se croyant autorisé à entrer en potentat sans rival dans son rôle de nouveau Charlemagne.

Après la chute de l’Empire, Talleyrand a souvent raconté sa machination comme l’un des plus beaux traits de sa carrière. « Vous le savez, disait-il à Vitrolles, tout le monde a sauvé la France, puisqu’on la sauve trois ou quatre fois par an, mais croyez-le bien, à Erfurt, j’ai sauvé l’Europe d’un complet bouleversement[1]. » Pasquier, l’ayant aussi entendu se glorifier de la sorte, trouvait le fait si révoltant « qu’il se demandait s’il ne se vantait pas d’une trahison qu’il n’avait pas commise[2] ». Depuis la publication des Mémoires, le doute n’est plus permis. Non content d’avouer sa trahison, il s’en targue comme d’un service rendu à l’Europe et à Napoléon lui-même[3]. Qui donc l’avait chargé des intérêts de l’Europe ? N’était-ce pas pour sauvegarder ceux de la France, inséparables alors comme toujours de la grandeur de son gouvernement, qu’il avait été emmené et accrédité auprès d’Alexandre ? Jusque-là la seule manière honorable de marquer à un chef d’État qu’on désapprouve sa politique était de lui refuser ses services. Quelle considération peut justifier un ministre d’agir et de stipuler contre celui dont il continue à rester le serviteur ? N’est-ce pas dépasser les limites connues du mépris envers les hommes, que de présenter une trahison comme une preuve de dévouement ?

Le salaire ne se fit pas attendre. Ce fut la main de la fille de la duchesse de Courlande, Dorothée, pour son neveu Edmond de Périgord, officier dans l’armée française. Il décida Alexandre à lui obtenir cette alliance, en lui représentant « que la duchesse de Courlande deviendrait un intermédiaire sûr, commode,

  1. Mémoires, t. III, p. 445.
  2. Pasquier, Mémoires, t. II, p. 348.
  3. Mémoires, t. I, p. 320, p. 400. Voy. aussi p. 438.